Geneviève Delaisi De ParsevaL | Libération | 04-05-2006

Portrait d’une praticienne hors pair qui transcende les genres, les chapelles et les écoles.

Après une longue traversée depuis la Nouvelle-Zélande avec ses deux jeunes enfants, Mrs. McDougall débarque à Londres en 1950 avec, en poche, une lettre de recommandation pour Miss Freud. Elle a commencé sa formation analytique à Auckland et eu la chance d’écouter sur les ondes de la BBC Donald Winnicott parler aux jeunes mères. Anna Freud, 55 ans à l’époque, drapée dans d’inimitables robes-chasubles, étonnée qu’on enseigne la pensée de son père dans une université des antipodes alors que ce n’est pas le cas à Londres !, accueille Joyce McDougall comme élève à la Hampstead Clinic (lieu devenu plus tard mythique, qu’elle a fondé en 1951 avec Dorothy Burlingham, y voyant la possibilité d’appliquer les connaissances psychanalytiques à la guidance infantile).

La jeune femme tombait en réalité en plein dans le conflit analytique qui divisait les «annafreudiens» des kleiniens, et de ceux du middle group, les indépendants, qui ne devaient allégeance à personne (c’est dans ce dernier groupe qu’elle se choisira un analyste). Il s’agissait d’une vraie guerre : à la Tavistock Clinic par exemple, premier centre psychiatrique dans lequel la psychanalyse a constitué la référence première (Bowlby, Balint, Bion, Laing et d’autres y ont enseigné), il était interdit de faire allusion à Melanie Klein. On raconte que, lors d’une soirée dans ce haut lieu, voyant une photo de Melanie au mur, Anna Freud l’arracha et la piétina ! La grande affaire à l’époque était d’assister au séminaire de Winnicott ; ce clinicien charismatique, pédiatre de formation, fortement influencé par Melanie Klein (il avait été analysé par Joan Rivière, grande amie de Melanie), bien qu’encore peu célèbre, avait su faire le lien entre les deux grands courants de la psychanalyse anglaise. De là, McDougall a observé et su tirer parti des conflits, tant au sein des sociétés anglo-saxonnes qu’à Paris. Quelques années plus tard en effet, en 1954, son mari ayant été étant nommé en France, Joyce McDougall s’y installe, nantie cette fois d’une recommandation d’Anna Freud à l’intention de la princesse Marie Bonaparte. En 1954, c’est également la guerre civile à l’Institut de psychanalyse, la première scission du mouvement psychanalytique français se produisant peu après son arrivée. S’est donc posé d’emblée pour McDougall un choix crucial, celui de se trouver un analyste : Nacht ou Lacan, that was the question. Lacan, séducteur, lui ouvrit grande la porte. Mais c’est finalement le clan de Nacht qu’elle choisit : c’était en effet du divan de ce dernier que sortait son analyste, Marc Schlumberger, personnage estimé et en outre anglophone. Il fut aussi l’analyste de Mustapha Safouan, de Wladimir Granoff, de Conrad Stein et de Pierre Marty. Ce qui n’empêchera pas Joyce, pragmatique, d’assister au premier séminaire de Lacan tout en poursuivant son cursus à l’Institut. C’est rue de Moscou qu’elle ouvrira son cabinet, lieu qui restera célèbre dans les annales de la psychanalyse car il sera le théâtre de l’analyse d’un enfant de neuf ans, Sammy, cas pionnier qui rejoindra les quelques rares psychanalyses d’enfant à avoir été publiées, avec celle du petit Hans de Freud, de la petite Piggle de Winnicott, du Richard de Melanie Klein, du Dominique de Françoise Dolto et de la Carine de Janine Simon et René Diatkine. Analyse ô combien périlleuse pour une débutante : l’agressivité de Sammy était telle que, pendant plusieurs mois, il avait refusé de parler, à moins que Joyce McDougall ne notât tout ce qu’il disait. «Je suis votre dictateur», s’exclamait-il, dans une étonnante formule de condensation dont les psychotiques ­ et certains humoristes géniaux ­ ont le secret. Cosigné avec Serge Lebovici, ce cas parut en français en 1960, puis, en anglais, en 1969 sous le titre de Dialogue avec Sammy. Une contribution psychanalytique à la compréhension, de la psychose de l’enfant ; le livre fut préfacé par Winnicott qui était entre-temps devenu président de la société britannique de psychanalyse. Ce dernier indique que le récit est celui de deux coauteurs, l’analysant et l’analyste ; de fait, découvrant le livre des années plus tard, Sammy en parlera comme de «notre livre». Il a écrit à ce propos : «Cela me rassure de savoir que ces mois de travail ensemble n’ont pas été oubliés. Et de ressentir que, si j’avais été l’analyste, moi aussi j’aurais fini par aimer ce petit garçon.» Et Joyce McDougall d’ajouter : «N’est-ce pas une des visées de la psychanalyse que de permettre à l’analysant de rencontrer cet enfant en lui, d’apprendre à le connaître, à le comprendre, à apprécier le combat qu’il a mené pour survivre psychiquement, de lui permettre enfin d’aimer l’enfant qu’il a été ?» Commentaire pertinent qui pourrait sans nul doute s’appliquer à tout travail d’analyse, y compris à une analyse d’adulte : «Retrouver et aimer l’enfant qu’il a été.» Composée de soixante-six séances en huit mois, l’analyse fut interrompue par la décision soudaine des parents de Sammy de rentrer aux Etats-Unis et de placer leur fils à l’Ecole orthogénique de Chicago, chez Bruno Bettelheim («Brutelheim», dira McDougall un jour de mauvaise humeur, Bettelheim ayant intercepté pendant des années la correspondance entre elle et son patient !).

Avec la consécration, Joyce McDougall devint titulaire de la SPP. Et ce, malgré le conservatisme de certains membres qui, un temps, lui reprochèrent sa liaison avec celui qui sera son second mari, Sydney Stewart, auteur d’un livre préfacé par sa femme, Mémoire de l’inhumain : du trauma à la créativité (récit de sa captivité par les Japonais pendant la guerre du Pacifique), et ­ horreur ­ analyste en formation dans une société concurrente. McDougall a toujours gardé l’esprit des voyageurs venus des antipodes, porteurs d’innovation, et s’est toujours montrée défiante vis-à-vis des dogmes et des idéologies. Discutant toute sa vie autant avec Pierre Marty (de l’Ecole psychosomatique de Paris) qu’avec les Américains, autant avec les kleiniens qu’avec les jungiens, autant avec les hétérosexuels qu’avec les mouvements gais ou lesbiens, Joyce McDougall s’est construite de façon personnelle, à l’écart de toute prise de position dogmatique. Elle a par exemple entretenu une amitié de quarante ans avec Piera Aulagnier qui appartenait à une autre société analytique, le Quatrième groupe. Parlant elle-même de son approche oecuménique de la pensée psychanalytique et de sa tendance aux attitudes iconoclastes, McDougall y voyait une conséquence lointaine du fait qu’elle avait effectué sa formation analytique dans un idiome qui n’était pas sa langue maternelle, ce qui, disait-elle, lui avait appris que les mots, ainsi que le soulignait Pascal, servent davantage à masquer nos pensées qu’à les communiquer. Dans un entretien accordé à Marie-Rose Moro, elle dit : «Quand je suis arrivée à Paris, j’ai écouté les conférences de mes collègues que je trouvais brillants. Mais c’était parfois comme une noix de coco : il y avait quelque chose de précieux à l’intérieur, mais aussi énormément de mots autour. Ces longs speechs théoriques sont très impressionnants, mais à travers la clinique on peut transmette la quasi-totalité de la théorie» (1). Aussi ses livres sont-ils tissés de matériel clinique ; le cas de Sammy a inauguré le style ultérieur de McDougall qui racontera et écrira ses cures, les publiant avec l’accord de ses patients, certains se plaignant souvent de ne pas être cités !

Philippe Porret a suivi la pensée de Joyce McDougall de manière chronologique à travers la publication des cinq ouvrages qui ont fait entendre la singulière petite musique macdougallienne agrémentée d’un lexique personnel parfois emprunté à Lacan (la forclusion, le phallus, le Nom-du-père) qui ont scandé les avancées clinique et théorique de la psychanalyste. Se succèdent chez Gallimard dans la collection de J.-B. Pontalis, «Connaissance de l’inconscient», Plaidoyer pour une certaine anormalité en 1978 ; puis Théâtre du Je en 1982 ; Théâtre du corps. Le psychosoma en analyse en 1989 ; enfin, Eros aux mille visages en 1996. Tous ouvrages traduits en de multiples langues. Sans compter un grand nombre d’articles rédigés soit en français, soit en anglais. On suit ainsi la pensée d’une analyste qui entend accompagner ses patients aussi loin que possible, poussant continûment à l’examen ses affects contre-transférentiels. McDougall est notamment devenue une des meilleures spécialistes actuelles des questions d’identité sexuelle, se colletant, entre autres sujets, au défi de la compréhension de la sexualité féminine. Avec plusieurs collègues (dont Janine Chasseguet, Catherine Luquet-Parat et Maria Torok), elle a publié en 1964 Recherches psychanalytiques nouvelles sur la sexualité féminine. Le livre obtint très vite un grand succès éditorial, traduit aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Dans les trois décennies suivantes, Joyce McDougall écrit de nombreux textes sur l’homosexualité féminine, le sentiment d’identité, la créativité, n’hésitant pas d’ailleurs à revenir sur ses positions de 1964. Elle s’expliquait ainsi sur sa vision des rapports entre homosexualité et psychanalyse : «Il faut assumer tout ce qu’on est, tout ce qu’on a, tout ce qu’on aimerait être pour produire ; il faut créer avec les parties masculines et les parties féminines en nous.» Au rebours des analystes qui croient pathologiques toutes les homosexualités, elle a clairement exprimé son désaccord avec les lacaniens qui traitent les homosexualités comme des perversions. Elle écrit : «La psychanalyse ni n’approuve ni ne condamne rien, son seul but étant que l’analysant puisse assumer pleinement ses choix, ses préférences. Le rôle du psychanalyste est d’aider chacun à découvrir sa vérité. Si sa vérité est l’orientation homosexuelle, qu’il ou elle l’assume.» Ajoutant : «L’analyste doit éviter à tout prix d’imposer à ses patients son système de valeurs, ses options politiques, ses convictions théoriques psychanalytiques, sous peine de voir ses patients se transformer en disciples.» «Pourquoi, poursuit-elle, l’analyste imposerait-il ses propres préférences sexuelles ? Hormis une certaine idéalisation de la vie hétérosexuelle (et Dieu sait d’où elle tient sa cote), cette tendance ne peut renvoyer qu’à des désirs et à des craintes inconscients personnels de l’analyste» (2).

Philippe Porret, quelque peu fasciné par le personnage, n’hésite pas à conclure ainsi son ouvrage : «McDougall sera-t-elle dans quelques années le Winnicott français ? A l’avenir de le dire.» Le courant mcdougallien stricto sensu n’existe pas. Même si, à l’évidence, de nombreux praticiens lui sont attachés.

(1) «Le Carnet psy» n° 67, novembre 2001. www.carnetpsy.com

(2) «…Aussi marginal et fou fût-il», Psychanalyse à l’Université (1985) 

Philippe Porret Joyce McDougall. Une écoute lumineuse. Campagne Première (Diffusion PUF), 399 pp., 24 €.