Natalie Levisalles | Libération | 04 mai 2006

Visite à Londres de la maison victorienne devenue musée où Sigmund Freud passa sa dernière année. Sa fille Anna y a vécu ensuite.

Vous êtes peut-être un de ces nombreux touristes qui ont visité à Vienne la maison de Freud, et qui y ont vu le divan, celui sur lequel, pendant quarante ans, Freud a allongé ses patients. Apprenez que ce divan n’est pas à Vienne, mais à Londres, il y est arrivé en même temps que Freud, en 1938. Si vous avez vu ce divan au 19, Berggasse, l’adresse où le fondateur de la psychanalyse a habité pendant cinquante ans, il s’agit donc d’une hallucination. Pas d’inquiétude cependant : le symptôme est assez banal et n’implique pas forcément d’autres atteintes de votre intégrité mentale, il est même si répandu qu’un psychanalyste allemand a prévu une conférence sur le sujet pour le 150e anniversaire du maître.

Si vous voulez voir le vrai divan, c’est bien à Londres qu’il faut vous rendre, plus précisément à Hampstead, où Freud a passé la dernière année de sa vie, et où sa fille Anna a ensuite vécu jusqu’à sa mort en 1982. Ce quartier résidentiel n’est pas encore transformé en Freudland, mais les premiers symptômes sont là : sur le plan du secteur, le musée Freud est indiqué, de même que l’école Anna Freud et la crèche Anna Freud, et le tout est fléché dès la sortie du métro Finchley Road. Au 20, Maresfield Gardens, entre maisons victoriennes et petits immeubles de briques, la maison Freud a aujourd’hui des murs crème et une porte bleu layette. Au deuxième étage, Michael Molnar, le conservateur, travaille dans une grande pièce qui était le bureau d’Anna Freud, il assied ses visiteurs à l’endroit même où Anna, psychanalyste d’enfants, asseyait ses jeunes patients. «Ce musée est plus qu’une maison», explique-t-il : il comprend aussi un fonds d’archives (dont 6 000 lettres de/à Freud), on y organise des expositions (Jane, fille du peintre Lucian Freud, va y exposer ses sculptures, inspirées par la collection de statuettes de son arrière-grand-père) et des colloques, le prochain est intitulé «Pleurer». «Chez les analystes, dit Molnar, il y a toujours une boîte de Kleenex, mais ils n’en parlent jamais. Ici, nous sommes plus aventureux.»

Dans une petite pièce du premier étage, une dizaine de visiteurs assis dans un silence religieux regardent des films d’amateurs tournés dans les années 30, à Vienne et à Londres : Amalia, la mère de Sigmund, en grande forme à plus de 90 ans, les noces d’or de Sigmund et Martha en 1936, Anna en dirndle, jouant avec un pékinois, Sigmund en 1939, soutenu par ses petits-fils Lucian et Clement, allant voir les poissons rouges au fond du jardin. Les films sont commentés en voix off par Anna, accent germanique et voix enrhumée, et la séance se clôt par un enregistrement de la BBC. Le son est assez mauvais, mais ça vaut le coup de tendre l’oreille : Freud raconte, en anglais et avec un plutôt bon accent, la naissance de la psychanalyse.

Juste après l’Anschluss, et avant que Sigmund ­ accompagné de Martha (sa femme), Minna (sa belle-soeur), Anna (sa fille) et Paula (la fidèle domestique)- s’installe à Hampstead, la maison a été aménagée par son fils Ernst, architecte, qui avait émigré avant lui en Angleterre. Freud était très malade (outre un cancer de la mâchoire, il avait de graves problèmes cardiaques), Ernst avait installé un ascenseur que les visiteurs ne peuvent pas voir, mais dont Alexandre Bento, le gardien, nous ouvre la porte : un espace d’un mètre carré à peine, du velours beige sur les parois, et juste la place pour le fauteuil sur lequel s’asseyait Sigmund. Alexandre Bento, dit Alex, a été engagé par Anna elle-même. Il l’a connue quand sa fille fréquentait la crèche vers 1975, et se souvient qu’Anna était «très gentille, en particulier avec les enfants et les gens de milieu modeste». Il montre, sur le palier du premier étage, la table à laquelle Anna prenait tous les jours le thé avec son amie Dorothy Burlingham, et quatre plantes vertes, dont un vigoureux caoutchouc, qui existaient déjà à l’époque. La maison porte la marque d’Anna, qui y a vécu et travaillé pendant quarante ans ­ le divan recouvert d’un plaid écossais, le métier à tisser auquel elle s’installait après le travail (pendant les séances, elle tricotait) ­, mais presque tout date de la période Sigmund. Ce musée, qui a ouvert en 1986, «est le seul qui expose l’environnement où Freud a vécu», explique Molnar. En quittant Vienne (grâce à l’aide de Marie Bonaparte), les Freud ont en effet emporté tout ce qui était dans l’appartement familial : divan, archives, livres, photos, et les 2 000 statuettes antiques de la collection de Sigmund.

Dans l’escalier, deux tableaux étranges et presque identiques représentent un arbre dans lequel sont perchés des loups. L’un est signé Wolfman, l’autre Pankejeff. Ils ont été peints par Sergei Pankejeff, le célèbre patient que Freud a appelé «l’homme aux loups». Au premier étage, la chambre de Sigmund, où Alex a dormi avant d’emménager dans ce qui avait été le garage d’Anna : on y trouve un divan, un autre, sur lequel Freud est mort. Au mur, ses croquis de neurologie et un tableau représentant la Leçon de Charcot. Dans les autres pièces, on peut voir des armoires de style autrichien rustique, des meubles Biedermeier, un énorme cadre doré avec neuf petits paysages autrichiens. «Tout vient de Vienne, tout est resté comme en 1939», assure Alex. Y compris, bien sûr, le cabinet de Sigmund, une grande pièce envahie par une accumulation d’objets, qui est comme une caverne, sombre et rassurante. Il y a des centaines de statuettes antiques, des centaines de livres (Goethe, Shakespeare, Heine, Anatole France), des tapis persans, des photos (Melanie Klein, Ernest Jones, Marie Bonaparte, Martha Freud, Lou Andreas Salomé, Yvette Guilbert), on identifie une reproduction de Léonard de Vinci, et une gravure représentant OEdipe et le Sphinx. Et il y a bien sûr le divan, le vrai : un tapis sur le mur, un autre sur le matelas, cinq coussins, un plaid beige plié en quatre.

Pour ce qui est de la fréquentation, rien à voir avec le British Museum, mais c’est très honorable si on en croit le flot raisonnable mais continu de visiteurs un après-midi de semaine, des touristes américains équipés de bouteilles d’eau, quelques couples de psychanalystes à l’air pénétré. Les visiteurs sont plus souvent étrangers que britanniques, on voit beaucoup d’Italiens, de Français, d’Argentins, de Brésiliens. «Les Argentins pleurent beaucoup, les Italiens aussi. Au début, je ne comprenais pas pourquoi. Et puis j’ai lu les livres d’Anna Freud et la biographie de Freud par Peter Gay», dit Alex.

Et à part les pleurs, des décompensations, des épisodes délirants ? «Je ne voudrais pas donner d’idées aux futurs visiteurs, répond Molnar prudemment. Certaines personnes sont affectées par l’ambiance, j’imagine que ça dépend de leur transfert sur Freud. Nous avions un peu peur, mais les comportements spectaculaires sont assez limités. Bien sûr, il y a tous ceux qui tentent de s’allonger sur le divan, mais dès qu’ils franchissent le cordon, l’alarme se déclenche. Regardez plutôt le livre d’or.» En effet, pas la peine de chercher très loin pour trouver des annotations que l’émotion a rendues illisibles. Au milieu d’une remarquable accumulation de points d’exclamation, on peut lire des choses comme : «Uma emmoçao indicritivel ! (Brésil)… De-realization like… as if in a dream. (London)… L’inconscient existe. (Colombie)… Tell me about our mother ! (New York)… Wow ! (United States)… Ho trovato pace nella mia anima. (Italia)». Il est cinq heures. Une visiteuse part en hurlant son enthousiasme : «Ça fait quarante ans que je voulais venir ! Je reviendrai à l’automne !» Alex referme la porte en poussant un soupir.

 

Sigmund Freud, Lieux, visages, objets. Dirigé par Ernst Freud, Lucie Freud et Ilse Grubrich-Simitis, Complexe/Gallimard, 350 pp., 31,50€