Le singulier est ce qui assure chacun qu’il ne saurait se confondre à son semblable ; c’est ce qui le convainc d’être radicalement différent de son voisin, qu’il est lui et pas un autre, alors même qu’il ne saurait dire de quoi est fabriqué le réel de son être.

En effet, d’une part et par définition, les mots avec lesquels il tente de répondre à la question de ce qu’il est ne font que le représenter, d’autre part et toujours par définition, le réel que le sujet est, et que les mots échouent à réduire, met justement tous les savoirs en échec. “ Singularité ” est à entendre au sens que le terme prend en mathématiques, celui d’une valeur littéralement exceptionnelle au regard d’une fonction (1): dérogeant aux limites de la fonction, cette valeur la fait exploser. L’inconscient est alors ce qui donne à chacun le sentiment d’être “ lui-même ” (exceptionnel) et pas un autre, tout en lui dérobant le savoir (la fonction impossible) qui réduirait son être à du symbolique : ce trou dans le savoir, que le symptôme maintient ouvert (2), découle de la possibilité même de la parole et de son usage. Au point que certains sujets donnent l’impression qu’ils ne réussissent à s’assurer d’eux-mêmes qu’à la condition de dire “ non ” à toutes propositions!

Nous mesurons l’écart de la psychanalyse à la science : il n’est de science que du général. Pour faire science (au sens où la psychologie y a recours, par exemple), le savant exclut la singularité au profit du quantitatif mais également du qualitatif (toutes les caractéristiques communes à des individus) : il calcule et décrit un individu moyen dont le fonctionnement psychologique n’a aucune existence concrète. Ainsi, la mesure, quantitative comme qualitative, a exigé la suppression des noms, prénoms, du rapport au sexe… et surtout, de cette capacité de l’humain à se demander, à propos de tout ce qui lui arrive, qu’est-ce que cela signifie ! De sorte que nous pouvons affirmer, en un sens, que la psychologie traite d’individus qui sont privés de la principale caractéristique de l’espèce humaine ! Sur ce point aussi, le poète et le romancier devancent le psychologue : ce que démontre le beau titre de Robert Musil, par exemple, L’homme sans qualités(3).

Hanna Arendt avait vu ce problème : elle considérait que cette psychologie fonctionnait à l’égal de l’idéologie nazie qui, en privant les sujets de leur singularité, de leur symptôme, les homogénéisait, les massifiait, et les préparait pour le totalitarisme (4) ! Finalement, le névrosé, avec son complexe d’Œdipe, son complexe de castration, son fantasme, son symptôme, a paru trouver la parade aux inconvénients de la science moderne pour profiter pleinement des avantages qu’elle apporte au nouveau lien social. Le symptôme contre le totalitarisme !

A dire vrai, il se pourrait que la collusion de certains psychologues comportementalistes avec les idéologies eugénistes ou racistes (confer The Bell Curve) ou le soutien de l’extrême droite française à des psychologues s’en prenant à la psychanalyse (voir le procès fait à Elisabeth Roudinesco), ne soient pas un fait de hasard, mais de pure logique.

Toulouse, le 9 juillet 2005

(1) Charles Seife, Zéro, la biographie d’une idée dangereuse, Paris, Hachette, Pluriel, 2000, p. 184.

(2) C’est ainsi que je m’explique que Lacan ait pu donner au symptôme l’allure d’une fonction de type S(x), où x est justement une valeur singulière : “ Qu’est-ce qui, de l’inconscient, fait ex-sistence ? c’est ce que je souligne du support du symptôme. / Je dis la fonction du symptôme, fonction à entendre comme le f de la formulation mathématique, f(x). Et qu’est-ce que le x ? C’est ce qui, de l’inconscient, peut se traduire par une lettre, en tant que c’est seulement dans la lettre que l’identité de soi à soi est isolée de toute qualité ” (Jacques Lacan, “ Le séminaire R.S.I. – leçon du 21 janvier 1975 ”, Ornicar ? n° 3, mai 1975, p. 107).

(3) Paris, Seuil, collection “ Points ”, 1995.

(4) Cf. par exemple, Hannah Arendt, Le système totalitaire. Les origines du totalitarisme, Paris, Seuil, 1972, p. 165 ; Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, collection Points essais, 1995, p. 57.