C’était une des questions que je me posais lorsqu’à vingt ans, je décidai d’entreprendre une première psychanalyse. D’éducation chrétienne, j’étais déjà passionné par l’humain et ce qui se vit en lui aux profondeurs. J’avais donc entrepris simultanément des études de psychologie et de théologie (toutes deux menées à terme) et, très attaché à ma foi religieuse, j’avais posé cette question à un psychanalyste renommé qui se déclarait athée. En bon psychanalyste honnête et respectueux d’autrui, il me répondit que dans le domaine religieux comme dans les autres, ce qui se mêlait à ma névrose personnelle serait analysé comme tel et susceptible de profonde évolution, tandis que ce qui relevait du champ de la conscience mûrirait au fil de l’analyse, y compris dans le domaine spirituel.
C’est précisément ce que j’ai constaté avec un enthousiasme croissant tant au cours de ma première psychanalyse que lors de la seconde dont j’ai bénéficié ultérieurement. Cet enthousiasme à l’époque était dû, entre autres, au fait que je découvrais que mes études parallèles de psychanalyse et de théologie approfondissaient ma curiosité et mes connaissances de l’humain alors que mon expérience psychanalytique m’apprenait toujours davantage sur ma religiosité, ses motifs obscurs et sur ce que je projetais sur Dieu.
Loin de me faire « perdre la foi », ces riches expériences parallèles, vécues dans le pari de viser à la meilleure authenticité possible, m’ont ouvert à la compréhension que la psychanalyse comme la théologie tentent de rendre compte, dans leur langage spécifique, de ce qui se vit d’essentiel en l’homme : l’amour et l’agressivité, le désir et l’angoisse, la volonté de vivre et la peur de la mort. J’acquis ainsi la certitude que ces deux approches de l’humain sont fructueusement complémentaires et qu’elles ne s’opposent – radicalement parfois- que dans leurs dérives et perversions idéologiques, voire institutionnelles.
Entre mes deux expériences psychanalytiques personnelles, j’ai eu le privilège d’être appelé par trois universités à donner des cours et des séminaires que j’intitulai « Psychanalyse freudienne et foi chrétienne ». C’est ainsi que, durant trente ans, j’ai eu l’occasion d’approfondir ces convictions de départ et de poursuivre avec mes assistants et étudiants des recherches passionnantes dans ces domaines.
Il m’apparut peu à peu qu’il est essentiel de distinguer entre ce que des psychologues ont appelé la « religion fonctionnelle », produite par le désir et les angoisses inconscientes, une religion remarquablement analysée par Sigmund Freud (et qui correspond à ce que le théologien Karl Barth nommait « religiosité naturelle »), et la foi en un Dieu qui se révèle toujours Autre, que ce soit par Moïse et les prophètes, par Jésus ou par Mahomet (pour nous limiter aux trois grandes religions dites du Livre).
Ainsi, la religiosité naturelle, au travers de l’analyse, est démasquée comme idolâtre en ce que, par les projections qu’elle produit sur Dieu, elle ne représente que l’expression fantasmatique des désirs et des angoisses de l’homme. De celles-ci, en effet, une bonne psychanalyse libérera plus ou moins totalement le sujet.
Par contre, l’expérience psychanalytique authentiquement et courageusement vécue, aura sur la foi des effets profondément maturatifs aux bénéfices d’une vie spirituelle adulte, toujours susceptible d’évolution.
Une évolution qui nécessite un travail continuel de confrontation aux textes fondateurs dans lesquels, au travers de tout le fatras religieux de leurs auteurs, peut se discerner la révélation d’un Dieu toujours inattendu, toujours Autre, qui prend à contre-pied nos attentes, les plus religieuses ou morales. En étudiant de près les mythes, les récits, les évocations et les enseignements de ces textes, une étonnante constante apparaît comme une Parole derrière les paroles des humains qui en témoignent.
La psychanalyse, par les prises de conscience décisives qu’elle occasionne, augmente le champ d’action du Moi conscient par rapport aux déterminismes inconscients et infantiles et à leurs pouvoirs névrotiques de répétition à tout âge.
Le Moi, grâce à l’analyse, ne cesse de s’élargir, de mûrir, de s’assouplir et devient donc capable de choix plus libres et personnels.
Précisons encore qu’à cet égard, il en va de même dans d’autres domaines que celui de la religion, comme par exemple l’évolution des goûts et créativités artistiques, des choix politiques, ou, tout simplement, en amour ! En tous domaines, l’expérience psychanalytique, par la maturation qu’elle met en route, permet de passer des idéologies inconsciemment motivées à des vécus et engagements plus personnels et réalistes.
Je pense qu’en matière de foi religieuse notamment, il importe que le psychanalyste auquel on s’adresse soit suffisamment formé culturellement pour que, dans la neutralité à laquelle il doit tendre, il soit en mesure de comprendre, de respecter et d’analyser ce dont son patient religieux lui parle avec son cœur et sa confiance, afin de l’accompagner dans ce travail de maturation souvent difficile, parfois douloureux, mais, selon mon expérience, toujours passionnant.
Durant ma longue pratique de la psychanalyse, j’ai eu à accompagner de la sorte plusieurs femmes et hommes engagés professionnellement dans le domaine religieux. Si tous ont « perdu » leur religiosité obsessionnelle, névrotiques, voire psychotiques, la plupart ont accédé à une vie spirituelle mûre et capable d’évolution, sans que jamais, comme psychanalyste soucieux de rigueur, je ne les aie influencé explicitement dans ce domaine.
Neutralité oblige.
Genève, le 24 mars 2007