De façon condensée, Freud  assigne comme objectif  au traitement psychanalytique de rendre au sujet sa capacité d’ « aimer et œuvrer ».

Selon cette formulation, la psychanalyse, loin de « tarir la créativité », contribuerait plutôt à développer celle-ci chez  l’individu qui entame la démarche et la mène à son terme. Plus au clair sur lui-même, ayant fait sauter quelques verrous et débloqué l’un ou l’autre frein, il disposerait d’un supplément d’énergie et de lucidité au service de son accomplissement personnel. Au niveau des relations avec ses semblables , il accéderait à plus de liberté, de détachement et d’harmonie. Et dans ses entreprises, il récupérerait une force et une efficacité dont il ne jouissait plus.

Une telle vision, naïve et idéalisée, peut prêter à sourire et se heurter à bien des objections et des démentis dans la réalité. Aussi bien, les autres thérapies pourraient prétendre à un objectif ou à un résultat énoncé dans des termes très semblables. Alors, quelle spécificité la psychanalyse conserverait-elle ? Et à quelles conditions, en quel sens la créativité en sortirait-elle renforcée, et le sujet plus apte à « aimer et œuvrer » ?

 

En dépit de toutes les caricatures que donnent à voir tant les partisans de la psychanalyse que ses adversaires, je tiens pour ma part que la formulation utilisée par Freud,  de par sa  simplicité même, dit bien l’enjeu de chaque psychanalyse dans son déroulement propre. Elle cerne avec justesse l’essentiel de la visée, en deçà  ou au-delà des élaborations théoriques  qui la justifieraient  et des pratiques cliniques  qui la vérifieraient. Elle me paraît bonne quand il s’agit de présenter la psychanalyse  en un langage accessible à un public non spécialisé. Encore faut-il se dégager d’une vision de la psychanalyse confondue avec une entité mythique : les psychanalystes en seraient les grands-prêtres patentés, détenteurs infaillibles de la vérité du psychisme,  avec leur cohorte de dévots, dont il arrive que la dévotion se retourne en hostilité farouche, parce qu’ils se sont sentis abusés. Qu’on la porte aux nues ou qu’on la vilipende, la psychanalyse ne mérite ni cet excès d’honneur ni cette indignité.

 

Sur le terrain, au jour le jour, durant des mois ou des années, pour chaque psychanalyste comme pour chaque patient , cela relève d’un exercice chaque fois singulier, d’une opération pleine d’approximations et d’aléas, et à l’issue incertaine, il est important de le reconnaître d’emblée. Comment  esquisser ce processus ?  Il s’apparente à la fois à un travail et à un jeu. Il comporte une dimension de recherche laborieuse et persévérante, acharnée, souvent lassante, avec les répétitions, les détours et les impasses  qui l’accompagnent. Mais il n’est pas non plus que le produit d’un effort volontariste et systématique. Plus fondamentalement, il se caractérise comme une sorte de jeu. Un jeu qui comporte, certes, un enjeu grave : que le patient soit entendu en fin de compte et s’en trouve mieux, qu’il arrive à s’entendre lui-même avec lui-même, à s’accepter surtout. Que le psychanalyste , de son côté, entretienne et développe une qualité d’écoute attentive et subtile, aussi personnalisée que possible, qui lui permette, quand il le faut, d’intervenir de façon judicieuse. Oui, sans doute. Comme dans tout jeu pourtant, il y a un aspect de surprise et d’imprévisibilité qui échappe à une programmation définie a priori.  Il y a aussi une part, plus ou moins grande, de fiction  ou de représentation, où le sujet met en scène au fur et à mesure sa propre «  tragédie », non sans qu’à certains moment s’y entremêlent des ingrédients plus «  comiques ». Enfin, gagner ou perdre dans ce jeu ne revêt pas la même signification en fin de parcours qu’au début : il arrive qu’à trop vouloir gagner en restant sur des positions antérieures, on y perde  en  définitive, et qu’en acceptant de perdre ce à quoi on croyait devoir s’accrocher, on y gagne en liberté…

 

Cet aspect-là de surprise prend d’autant plus d’ampleur  que la partie qui s’engage comporte  une marge considérable d’inconnu  qui tient à la nature de la démarche psychanalytique comme telle. Ce qui se travaille ou se joue en l’occurrence  porte sur un continent largement inexploré et dont l’espace se révèle sans cesse à découvrir et redécouvrir. L’être de l’homme au plus intime de soi-même échappe à l’ emprise de sa conscience, il ne dispose  là-dessus que d’un savoir excessivement partiel, et sa volonté échoue le plus souvent  à  diriger sa vie comme il le voudrait. D’où  les contradictions et les  souffrances  chez tant de gens, la division qui les traverse de l’intérieur, le malaise qui les mine. Elaborée par Freud, la psychanalyse apparaît  comme une méthode d’investigation de  cet inconscient qui nous habite et nous demeure largement inconnu. Comment nous familiariser  avec ce fond de nous-mêmes, si étrange et énigmatique, comment composer avec lui pour l’apprivoiser ou nous apprivoiser à lui d’une façon qui nous soit plutôt bénéfique, en tenant compte aussi des limites et des contraintes que nous imposent la réalité extérieure, la vie en société, les règles de la civilisation, etc. ?  A ces questions comme à beaucoup d’autres, il n’existe aucune réponse générale, mais seulement des réponses singulières, uniques, partielles aussi et jamais définitives, telles qu’un sujet peut progressivement se les formuler. Car, même si on peut mieux s’en accommoder, on ne vient jamais à bout de son inconscient !

 

Pour s’en approcher, il appartient  à chaque sujet encore une fois de prendre la parole, la sienne propre, d’oser parler en son propre nom,  de se démarquer des discours tenus par d’autres sur lui, qu’il a subis  et qui l’ont blessé. Comme outillage, il dispose du langage, avec la difficulté que les mots qu’il utilisera, censés correspondre à  un sens commun, prendront dans sa bouche une portée subjective. Petit à petit, il arrivera à établir sa version à lui de qui il est ou, du moins , des représentations auxquelles il décide d’accorder crédit. Façon au fond, par une suite de décompositions et recompositions, de rédiger son histoire, là où elle lui avait été dictée. Pour peu qu’elle aboutisse, la psychanalyse apparaît  bien comme essentiellement « créative » :  le sujet invente du neuf à partir du vieux….

 

Alors, « la psychanalyse  tarit-elle la créativité » ?  Non, dans la mesure  où le sujet qui s’y exerce est parvenu à tirer parti de sa propre psychanalyse  en devenant plus libre d’ « aimer et œuvrer » selon la formule de Freud. Mais cet objectif n’est évidemment pas acquis d’avance, cela peut rater ou n’aboutir que plus ou moins, selon les individus et selon ce qui se passe entre eux et leurs psychanalystes . D’une façon générale, on peut dire que la créativité se déploiera d’autant plus et d’autant mieux que, dans la vie de tous les jours,  le sujet élaborera sur un mode original la mise en œuvre de ses ressources et se détachera des  stéréotypes et des idéaux qui lui ont été  prescrits. Alors, il lui arrivera d’être moins « vertueux » ou moins « performant » selon les critères  socialement corrects, mais il aura trouvé à s’affirmer davantage selon son désir propre.

 

Bruxelles, le 22 septembre 2005