Si dans la question de ce titre il ne s’agissait seulement que de l’auteur, en tant que père (ou mère d’ailleurs, pourquoi pas ?) d’une théorie, l’affaire serait immédiatement entendue.

Il y a eu Freud qui, en tant qu’inventeur de la chose comme du terme, peut être crédité d’être le fondateur ; puis il y a ceux, à compter sans doute sur les doigts d’une seule main, qui peuvent prétendre à la place enviée de re-fondateur ; il s’agirait de ceux qui, dans l’articulation entre leur discours propre avec l’apport d’une pratique se situant dans la continuation de celle de Freud, retrouvent les intuitions du maître qu’ils contribuent à corroborer, en les étayant cependant sur un discours mis à jour tant par rapport aux sciences qu’en relation avec le savoir qu’arrache le désir à la vérité.

Il y a enfin tous ceux qui, sans avoir l’ambition de produire un discours global sur la psychanalyse, se réfèrent à tel ou tel de ses concepts, pour les faire évoluer ou préciser ; et ils le font en fonction aussi bien du développement des discours adjacents dans les sciences affines, que des apports, encore une fois indispensables, de la supposée “clinique” qui, dans le cas de la psychanalyse, n’est pas la description minutieuse du “jardin des espèces”, comme s’exprimerait M. Foucault, mais une réalité subjective qui est de part en part historique.

Or précisément, si la psychanalyse se contente d’être une simple théorie, elle se voit immédiatement ravalée au rang de l’une des branches de cette science, toujours introuvable, car encore en instance de fondation, qu’est la psychologie. Et tous ceux qui la confinent dans ce statut de théorie s’arrangent ainsi, on s’en doute, soit pour rater son objet soit pour méconnaître son propos.

La psychanalyse, si c’est bien “la cure qu’on attend d’un psychanalyste” (selon l’humoristique reformulation lacanienne), ne saurait se réduire à une théorie que l’on se donnerait la possibilité de venir vérifier auprès de l’un de ses tenants patentés, pour se reconnaître comme illustrant tel ou tel de ses concepts ou de ses hypothèses.

On le sait, il y a belle lurette que la théorie en tant que telle, ne guérit plus, une fois communiquée, alors que cette cure, on aurait tort d’avoir honte de le proclamer, est la psychothérapie la plus efficace, car le plus radical et systématique moyen d’aller à la racine du mal.

Mais qui donc peut alors se dire, de l’analysant ou de l’analyste, auteur de ce nouveau type d’institution que met en place l’alliance passée avec un psychanalyste pour mettre en jeu la “règle fondamentale” de Freud, en tant que supposée avoir les conséquences les plus déterminantes dans la vie du sujet qui s’y est risqué, si le discours inédit ainsi produit s’adresse à quelqu’un qui ne sait pas déjà ce qu’on est censé lui exposer, c’est-à-dire, qui pratique “l’attention flottante” ?

La question ainsi posée est, on le voit, difficile à trancher. On ne saurait en tout cas reléguer la contribution de l’analysant à cette œuvre commune qu’il instaure, au rôle de simple faire-valoir de l’habileté technique ou du savoir-faire éthique d’un analyste qui ne peut donc plus se contenter d’inviter l’analysant à venir lui donner l’occasion de vérifier une théorie préalable, et déjà consignée dans les textes de tel ou tel des maîtres susmentionnés.

Et tout psychanalyste qui prend la plume pour transmettre la psychanalyse aujourd’hui, voire pour simplement parvenir à en faire reconnaître l’utilité dans le maniement des symptômes que crée le malaise renouvelé de la civilisation qu’endurent actuellement les sujets, est vite confronté à l’épineux problème, qui ne se réduit pas seulement à celui de ne pas trahir une confidentialité, que lui posera inévitablement le fait d’avoir à restituer à l’analysant son bien, en lui reconnaissant la part de sa contribution essentielle et indispensable, précisément lors de ces moments d’invention et de renouvellement où il s’est parfois agi de savoir ou de pouvoir dire non à la théorie reçue, devenue notoirement insuffisante.

Il n’est donc pas étonnant que les “vignettes cliniques” ou les “histoires de cas” se soient faites de plus en plus rares, à mesure que le discours analytique était amené à se poser, avec toute la rigueur requise, la question de cette institution sans laquelle les élucubrations peuvent aller jusqu’à confiner au délire, sinon pour le moins à la “langue privée” qui se trame entre l’analysant et l’analyste, à partir de ce tissu d’allusions, donc de raccourcis, que mettent en place à la longue toutes ces séances qui s’enchaînent.

Le seul antidote au risque que font courir l’assèchement et la sophistication du discours de la théorie, ou tout aussi bien l’incommunicable de plus en plus compact de son effective pratique, se situe donc du côté de l’invention, si possible, d’institutions qui ne soient ni sectaires ni destinées uniquement à des adeptes, et qui associeraient largement les analysants eux-mêmes aux futurs développements de cette psychanalyse ne se réduisant pas aux mathèmes pour sa transmission, et travaillant précisément, à partir de l’intransmissible de son expérience, à en démentir l’inéluctable destin.

Je pense évidemment aux cartels et surtout à la passe, qui sont censés mettre à contribution des analysants, qu’ils soient déjà installés comme nouveaux analystes, ou simplement passeurs ou passants en passe de le devenir. Grâce à de tels dispositifs, ce sont, en effet, des analysants qui parviennent à remettre en question le convenu ou le prévisible de la théorie reçue, à travers les chicanes du discours de la transmission indirecte, censée permettre à ces personnes de n’être plus que la source d’un fonctionnement.

Mais je pense tout aussi bien à ce nouveau genre littéraire que pourrait devenir la psychanalyse, si elle se rendait à même de faire entendre sous le texte la voix de ses lectures, en même temps que le parcours de cette voix qui n’est analysante que lorsqu’elle renouvelle le sens des mots, en fonction des contextes toujours nouveaux où elle les transporte. La veine autobiographique aurait ainsi de beaux jours devant elle, complètement renouvelée qu’elle se verrait, si elle venait confluer avec la pratique de l’échange que promeut l’adresse à un psychanalyste.

Et ce psychanalyste aurait à son tour moins souvent le sentiment, quand il écrit, de pratiquer l’imposture du larcin des mots ou des idées de celui qu’il a certes écouté, mais non pas pour s’approprier ses trouvailles et seulement pour parvenir à lui faire entendre à quel point c’en étaient de bien bonnes !

Paris, le 18 février 2007

Dernier ouvrage paru: Un troisième temps pour la psychanalyse – Liber – Quebec – février 2007