Extraits d’un entretien de Jean Laplanche avec Alberto Luchettti (Lanzarote, juillet 2006) le texte complet est disponible en format pdf

AL : Vous disiez que la «situation anthropologique fondamentale» [NDLR : la confrontation, lors des soins précoces, entre un adulte doté d’un inconscient sexuel refoulé et un enfant qui en est encore dépourvu] met l’enfant en situation d’avoir quelque chose à traduire, mais qu’elle expose aussi l’adulte à sa propre sexualité infantile.

JL : Oui, bien sûr. L’adulte lui-même est ignorant de la sexualité infantile qu’il véhicule. Tout au moins dans les cas mineurs, dans les cas normaux ou névrotiques. Je ne parle pas des cas psychotiques, pervers, où la sexualité infantile fait explosion dans le comportement, ce qui est un tout un autre cas.

AL : Un autre souci contemporain trouve place dans vos écrits : celui du crime sexuel et aussi de l’inceste. Vous avez dit : dès le moment où l’on soutient que la sexualité infantile n’est pas innée, mais qu’elle surgit – comme le fantasme – au sein d’un dialogue adulte-enfant, dans lequel l’initiative sexuelle vient de l’adulte, alors on est amené à revoir complètement la perspective du crime sexuel.

JL : On est amené d’abord à renverser tout simplement la perspective du complexe d’Œdipe : à considérer que sa racine, l’origine de l’action sexuelle, n’est pas le fait de l’enfant, comme le prétend Freud, mais bel et bien du parent qui séduit l’enfant. Dans cette perspective, le complexe d’Œdipe, tel que Freud le décrit, n’est qu’un retournement défensif, autoaccusateur, une sorte d’identification à l’agresseur, pour reprendre le terme de Ferenczi. L’enfant s’identifie à l’agresseur sexuel en déclarant qu’il est l’auteur du crime sexuel…

AL : Il ne s’agit pas ici seulement de votre théorie, mais d’un diagnostic que vous portez sur la situation actuelle, culturelle et sociale, à propos notamment de l’évolution de la famille, de la sexualité et des méthodes de procréation.

JL : Il y a là quelque chose qui est en train de se modifier profondément. Il y avait un cadrage strict, pendant une période historique relativement limitée, mais ce cadrage est devenu de plus en plus obsolète. Il est malgré tout question de savoir comment la sexualité infantile sera à nouveau cadrée. Elle ne peut pas rester anarchique, faute de quoi elle conduit tout simplement à la mort. Ce que j’appelle «pulsion de mort», c’est la sexualité infantile fonctionnant de façon purement anarchique.

AL : Concernant l’Œdipe, vous disiez que c’est une narration servant à encadrer cette sexualité pulsionnelle qui a des effets déliants. Mais cette narration semble devenir toujours plus faible et plus défaillante…

JL : Oui, mais il ne faut pas exagérer. L’Œdipe a encore une prégnance formidable, il est encore l’essentiel de la plupart des séances psychanalytiques. Il faut donc être très modeste dans ce qui est prospectif. C’est à long terme que l’Œdipe deviendra une structure de plus en plus inefficace.

AL : Toutefois, vous dites qu’aujourd’hui c’est à mesure que la «loi» du complexe d’Œdipe se délite ou se raidit qu’elle laisse échapper le crime sexuel. Est-ce que vous pensez qu’il y a une augmentation de ces crimes, ou il y a quelque chose de plus «déliant» dans leurs caractéristiques ?

JL : Il est difficile de porter un jugement quantitatif sur un phénomène qui n’a pas été quantifié autrefois. Il y a cent ans, on ne quantifiait pas le crime sexuel, on était incapable de dire dans quelle proportion il se produisait. Il est donc tout à fait difficile, voire impossible, de dire si le crime sexuel a augmenté. Il n’empêche qu’il est passé au premier plan de la scène depuis quelques années. Il a effectivement pris une potentialité et une toxicité différentes. Je pense que le crime sexuel est essentiellement commis par l’adulte sur l’enfant. Mais j’élargis l’idée de crime sexuel en disant qu’on peut se demander si tout crime n’a pas en son fond un élément sexuel ? Ça, c’est une question métapsychologique des plus profondes : à propos de tout criminel, disons même le voleur le plus banal, et l’assassin bien évidemment, se demander s’il n’y a pas quelque chose de sexuel dans son acte, quelque chose de profondément inconscient mais néanmoins présent.

AL : Pensez-vous la même chose pour les crimes qui ne sont pas seulement individuels, mais de groupe, d’Etat, etc. ? Vous avez mentionné, il y a quelques années, les crimes en Yougoslavie, au Cambodge…

JL : Il est certain que les crimes des camps de concentration, qu’ils soient de droite ou de gauche, sont marqués d’une forte connotation sexuelle. Ce fut un argument caché, mais au fond évident. Maintenant, concernant le crime collectif, disons mafieux ou le crime organisé en col blanc, l’aspect sexuel est beaucoup plus caché.

( … )

AL : Vous disiez aussi, à propos du crime sexuel, que ce qu’il gagne en importance va aussi de pair avec un évanouissement de l’inceste et de sa signification. Qu’entendez-vous par là ? Importance accrue des crimes sexuels, mais néanmoins l’inceste va perdre sa signification ?

JL : L’inceste perd sa signification déjà du fait que les catégories familiales perdent leur signification et que, dans le crime sexuel, nous voyons souvent le rapport adulte-enfant mis au premier plan plutôt que le rapport parent-enfant. Donc déjà, de ce point de vue là, l’inceste se défait en même temps que se défont les catégories parentales. Elles s’amollissent jusqu’à devenir presque insoutenables : à partir du moment où les familles sont totalement « recomposées », où se situe l’inceste véritable ?

AL : À ce propos, vous parlez toutefois de sociétés où il n’y a ni père, ni mari  – les Moso de Chine, par exemple – en disant qu’on peut penser une organisation, une façon de lier et encadrer le sexuel, sans nécessairement utiliser les mêmes catégories. Il y a beaucoup de gens qui parlent d’ailleurs d’une sorte d’évanouissement du père ou de la fonction du père, que vous-même du reste mettez entre guillemets.

JL : Je pense que la «fonction du père» va forcément s’évanouir avec la dilution des catégories familiales traditionnelles. Le père devient un beau-père, au mieux, un père adoptif – ce qui n’est pas la même chose – et le père biologique est souvent de plus en plus loin et absent. Je crois que la fonction du père dans la réalité même va diminuer. Nous avons donc à trouver d’autres modes de structuration. L’être humain est dans l’obligation de trouver les moyens d’encadrer la sexualité infantile, la sexualité infantile perverse. S’il ne le fait pas, il va à sa mort. Aussi bien à sa mort collective qu’à sa mort individuelle.

AL : Il y a aussi un autre risque, mais peut-être est-ce le même que celui dont nous parlons : celui d’un évanouissement aussi du désir. Par exemple, vous avez souligné la fonction structurante de la renonciation pulsionnelle – parce que la pulsion est en elle-même inconciliable – mais en précisant que la renonciation n’est pas l’anéantissement de la pulsion. Ça me semble proche d’un risque actuel d’évanouissement du désir : avec une multiplication des satisfactions, mais sans la possibilité de désirer.

JL : Je pense que le désir se retrouve quand même, notamment dans les sublimations. Nous avons beaucoup de sortes de sublimations dans la société actuelle, comme dans toute société. Le désir trouve là une de ses voies majeures d’accomplissement. ( … ) Je pense que le désir est toujours présent tel que nous le trouvons en psychanalyse. Extrêmement vif. Même sous ses formes décalées.