Ce texte est paru dans l’Humanité le 21 octobre 2006

Notre société est actuellement fascinée par la figure du monstre. Celui-ci prend dans les médias deux formes exemplaires : le pédophile et le terroriste. Il suffit d’allumer la télévision pour s’en rendre compte. Ceux-ci captivent le regard du public.

Je me demande parfois, de ma place de psychiatre-psychanalyste, si le « jeune de banlieue » ne va pas venir allonger prochainement cette liste. Il se produit en effet, de nos jours, un phénomène grave et remarquable. Traditionnellement, les enfants représentent pour les adultes ce qui existe de plus précieux. Ils incarnent l’avenir et le rêve de lendemains meilleurs. Les adultes portent ainsi, par leur regard et le désir qui vient s’y loger, cette jeunesse dont les ambitions résonnent avec les attentes et la confiance des aînés. Or, depuis quelques décennies, un point de fissure est apparu dans ce montage nécessaire entre les adultes et la jeunesse. Le jeu de miroir semble ne plus systématiquement opérer. Les adultes se représentent de plus en plus les jeunes comme des individus potentiellement dangereux. Les médias, dont le propos reflète l’opinion d’une grande partie de la population, se font l’écho de ce changement qu’ils alimentent volontiers. Mesure-t-on suffisamment les conséquences d’un tel retournement ?

« L’adolescent de banlieue » est devenu le paradigme de ce processus à l’oeuvre. Il brûle les voitures, agresse la police et, une fois devenu adulte, vient gonfler les rangs des chômeurs que la société doit nourrir et soigner, lorsqu’elle ne doit pas financer des prisons pour incarcérer le monstre. Au fond, ce qu’il est possible de déchiffrer dans le discours des adultes, c’est la peur. Et là encore, mesure-t-on suffisamment ce qui se produit lorsque les adultes commencent à avoir peur de leurs enfants ? Que se passe-t-il lorsque dans une famille les pères et les mères ont peur de leurs fils et de leurs filles ? Qu’est-ce que les parents peuvent ainsi craindre chez leur progéniture si ce n’est quelque chose d’eux-mêmes ? Quel retentissement peut-on en attendre sur les enfants, sur leur construction subjective ?

Car, finalement, de quoi ont-ils besoin ces « jeunes de banlieue » qui inquiètent tellement les pouvoirs publics à l’approche de la date anniversaire des événements de novembre dernier ? Et comment serait-il possible de pacifier le fauve en liberté dans les ailleurs de ces zones frontalières des grandes villes de France ? La réponse tombe sous le sens : ces adolescents ont besoin que les adultes leur fassent à nouveau confiance et écoutent ce qu’ils ont à dire. Ils ont besoin que les adultes leur fassent confiance, tout simplement parce qu’ils sont les fils et les filles des adultes de ce pays. Surtout, ils ont besoin que les adultes leur fassent sentir cette confiance et les espoirs qu’ils logent en eux. On sait que le meilleur moyen pour agiter un fauve, c’est de lui faire sentir qu’on a peur de lui. Et le meilleur moyen d’agiter un enfant ou un adolescent, fût-il de banlieue, c’est de lui faire sentir que l’adulte en face est angoissé et tremble devant lui ; ce que ne manque pas de faire l’actuel ministre de l’Intérieur en renforçant perpétuellement les mesures coercitives et en multipliant les projets de prévention contre les délinquants en puissance que représentent ces jeunes à ses yeux.

Que peuvent entendre les jeunes, entre les lignes des propos de Nicolas Sarkozy, si ce n’est de l’angoisse, cette angoisse réveillée par les adolescents eux-mêmes. Le concept de « prédélinquant » vient malheureusement illustrer ce que valent les enfants et les adolescents de nos banlieues pour beaucoup de nos représentants politiques. Dans la situation habituelle, c’est le rôle des adultes que de rassurer les enfants et de ramener la sérénité dans les foyers. Il est légitime de s’interroger sur ce qu’a pu vivre le ministre de l’Intérieur lui-même pendant sa propre adolescence, pour être ainsi terrorisé par ce que réveille en lui ces « prédélinquants » et cette « racaille de banlieue ». Il est probable que quelque pulsion ait brûlé dans son corps à cette occasion, quelque pulsion dont il a probablement eu certaines difficultés à juguler le « feu ». Si ce feu est venu se concrétiser pour lui sous la forme de « migraines » qui l’ont parfois contraint, encore récemment, à annuler des rendez-vous importants, il n’est pas obligé d’en faire régler le solde à ces adolescents qui n’ont trouvé d’autres « voix » pour faire connaître leur malaise que celles que leur ménagent les adultes responsables de notre pays.

Thierry Najman est psychiatre des hôpitaux, psychanalyste et Coauteur, avec Nazir Hamad, de Malaise dans la famille. Entretiens sur la psychanalyse de l’enfant (Eres, 2006).

Ce texte est paru dans l’Humanité du 21 octobre 2006

Comment la violence influe sur la construction des jeunes de banlieue ?

Notre société est actuellement fascinée par la figure du monstre. Celui-ci prend dans les médias deux formes exemplaires : le pédophile et le terroriste. Il suffit d’allumer la télévision pour s’en rendre compte. Ceux-ci captivent le regard du public. Je me demande parfois, de ma place de psychiatre-psychanalyste, si le « jeune de banlieue » ne va pas venir allonger prochainement cette liste. Il se produit en effet, de nos jours, un phénomène grave et remarquable. Traditionnellement, les enfants représentent pour les adultes ce qui existe de plus précieux. Ils incarnent l’avenir et le rêve de lendemains meilleurs. Les adultes portent ainsi, par leur regard et le désir qui vient s’y loger, cette jeunesse dont les ambitions résonnent avec les attentes et la confiance des aînés. Or, depuis quelques décennies, un point de fissure est apparu dans ce montage nécessaire entre les adultes et la jeunesse. Le jeu de miroir semble ne plus systématiquement opérer. Les adultes se représentent de plus en plus les jeunes comme des individus potentiellement dangereux. Les médias, dont le propos reflète l’opinion d’une grande partie de la population, se font l’écho de ce changement qu’ils alimentent volontiers. Mesure-t-on suffisamment les conséquences d’un tel retournement ?

« L’adolescent de banlieue » est devenu le paradigme de ce processus à l’oeuvre. Il brûle les voitures, agresse la police et, une fois devenu adulte, vient gonfler les rangs des chômeurs que la société doit nourrir et soigner, lorsqu’elle ne doit pas financer des prisons pour incarcérer le monstre. Au fond, ce qu’il est possible de déchiffrer dans le discours des adultes, c’est la peur. Et là encore, mesure-t-on suffisamment ce qui se produit lorsque les adultes commencent à avoir peur de leurs enfants ? Que se passe-t-il lorsque dans une famille les pères et les mères ont peur de leurs fils et de leurs filles ? Qu’est-ce que les parents peuvent ainsi craindre chez leur progéniture si ce n’est quelque chose d’eux-mêmes ? Quel retentissement peut-on en attendre sur les enfants, sur leur construction subjective ?

Car, finalement, de quoi ont-ils besoin ces « jeunes de banlieue » qui inquiètent tellement les pouvoirs publics à l’approche de la date anniversaire des événements de novembre dernier ? Et comment serait-il possible de pacifier le fauve en liberté dans les ailleurs de ces zones frontalières des grandes villes de France ? La réponse tombe sous le sens : ces adolescents ont besoin que les adultes leur fassent à nouveau confiance et écoutent ce qu’ils ont à dire. Ils ont besoin que les adultes leur fassent confiance, tout simplement parce qu’ils sont les fils et les filles des adultes de ce pays. Surtout, ils ont besoin que les adultes leur fassent sentir cette confiance et les espoirs qu’ils logent en eux. On sait que le meilleur moyen pour agiter un fauve, c’est de lui faire sentir qu’on a peur de lui. Et le meilleur moyen d’agiter un enfant ou un adolescent, fût-il de banlieue, c’est de lui faire sentir que l’adulte en face est angoissé et tremble devant lui ; ce que ne manque pas de faire l’actuel ministre de l’Intérieur en renforçant perpétuellement les mesures coercitives et en multipliant les projets de prévention contre les délinquants en puissance que représentent ces jeunes à ses yeux.

Que peuvent entendre les jeunes, entre les lignes des propos de Nicolas Sarkozy, si ce n’est de l’angoisse, cette angoisse réveillée par les adolescents eux-mêmes. Le concept de « prédélinquant » vient malheureusement illustrer ce que valent les enfants et les adolescents de nos banlieues pour beaucoup de nos représentants politiques. Dans la situation habituelle, c’est le rôle des adultes que de rassurer les enfants et de ramener la sérénité dans les foyers. Il est légitime de s’interroger sur ce qu’a pu vivre le ministre de l’Intérieur lui-même pendant sa propre adolescence, pour être ainsi terrorisé par ce que réveille en lui ces « prédélinquants » et cette « racaille de banlieue ». Il est probable que quelque pulsion ait brûlé dans son corps à cette occasion, quelque pulsion dont il a probablement eu certaines difficultés à juguler le « feu ». Si ce feu est venu se concrétiser pour lui sous la forme de « migraines » qui l’ont parfois contraint, encore récemment, à annuler des rendez-vous importants, il n’est pas obligé d’en faire régler le solde à ces adolescents qui n’ont trouvé d’autres « voix » pour faire connaître leur malaise que celles que leur ménagent les adultes responsables de notre pays.

Thierry Najman est psychiatre des hôpitaux, psychanalyste et Coauteur, avec Nazir Hamad, de Malaise dans la famille. Entretiens sur la psychanalyse de l’enfant (Eres, 2006).