L’industrie pharmaceutique, s’inscrivant dans le discours capitaliste, tente de répondre au malaise de la civilisation par la production de médicaments psychotropes visant à réduire les douleurs psychiques. Elle vient pallier – par la voie scientifique – à la solution « naturelle » qu’est la toxicomanie. Les êtres humains ont, en effet, de tous temps, tenté de supporter la lourdeur d’exister avec l’aide de stupéfiants, à défaut de pouvoir le faire par la voie de la sublimation comme le travail scientifique, l’art ou la religion. La grande névrose contemporaine est la carence paternelle devant la promesse de jouissance sans limite  proposée par notre société. Les psychotropes sont, dans la même optique, proposés au consommateur comme une euphorie en pilules garantie sous le couvert de la science.

Y a-t-il compatibilité entre ces substances et la psychanalyse ?

La psychanalyse ne s’oppose pas de façon absolue à la prescription médicamenteuse, comme on le dit trop souvent. Le psychanalyste doit adopter dans ce domaine la position éthique du cas par cas.

 

Le psychotrope, comme toute drogue, provoque un endormissement du symptôme. Il empêche donc le travail de l’inconscient et l’analyse. Cependant il s’avère que parfois le médicament peut devenir un auxiliaire positif de la parole : dans les cas de psychose déclenchée et dans les cas de grande angoisse névrotique. Le psychanalyste se doit donc d’évaluer quel est pour chaque sujet  le degré de douleur supportable. Son devoir est de ne prescrire – ou de faire prescrire – que dans le seul but de rendre la parole possible, car une trop grande angoisse peut aussi empêcher de parler.

 

L’histoire de la pharmacologie distingue deux types de médicaments : d’une part les neuroleptiques (ou antipsychotiques) et, d’autre part, les antidépresseurs et les anxiolytiques.

 

La découverte des neuroleptiques (Largactil et Halopéridol) en 1950 modifia complètement l’univers carcéral des hôpitaux psychiatriques. Le bruit et la fureur firent place au silence. Les électrochocs furent pratiquement supprimés. Les malades eurent accès à la psychiatrie de secteur. Les psychotiques purent donc retrouver un lien social et s’engager dans un travail analytique. Le médicament a donc permis ici une action importante  à l’interface psychiatrie-psychanalyse. Le psychotique a aujourd’hui un choix relatif d’obtenir un soulagement de ses symptômes, par exemple de ses hallucinations verbales. Les effets secondaires tendent à diminuer fortement.

 

Les antidépresseurs et les anxiolytiques apparurent en 1970. Ceux-ci (selon les pharmacologues) imprègnent le déprimé d’un bien-être exubérant qui le motive à reprendre des activités normales. Ils ont donc les mêmes effets que la drogue (opium, héroïne), avec les mêmes conséquences secondaires : euphorie, analgésie, dépendance. Ces psychotropes ont permis de donner une réponse médicale à des problèmes dont les causes sont avant tout psychiques. Certains généralistes ont fait, ces dernières années, un abus de prescriptions de ces médicaments.

Le rapport de la psychanalyse à ce genre de substances est évidemment beaucoup plus complexe. L’homme moderne est déprimé : fatigué d’être libre, écrasé par l’obligation de répondre à toutes les sollicitations de jouissance que lui offre la société, il n’arrive plus à se porter lui-même.

La psychanalyse est une clinique sous transfert. Elle est donc incompatible avec cette clinique sous substances, qui abrase le symptôme et rend l’analyse plus difficile. Toutefois dans les cas d’angoisse grave, un antidépresseur peut empêcher un mélancolique de se suicider ou un névrosé de se laisser abattre par une situation de deuil ou de séparation. L’antidépresseur peut donc parfois aider un névrosé à poursuivre quand même son analyse. Le psychanalyste doit donc être en mesure d’évaluer chez le sujet , au cas par cas, ce qui est supportable pour lui dans cette douleur d’exister. Un antidépresseur vaut mieux qu’un suicide. L’objectif doit bien sûr être de permettre au sujet de se passer au plus vite de cette aide médicamenteuse. Le psychanalyste – même s’il est médecin – préfère parfois déléguer la prescription à un confrère pour bien séparer les rôles.

 

Il est important de noter que la découverte des neuroleptiques comme des antidépresseurs s’est toujours faite de façon tout à fait empirique (par essais et erreurs). Elle n’est donc pas le produit de la recherche fondamentale sur le cerveau, comme on essaye de le faire croire. La rationalisation s’est toujours faite après coup. Or la publicité de l’industrie pharmaceutique tient un discours capitaliste et essaye de nous faire croire que le médicament est issu d’un progrès des neurosciences, afin de nous donner l’illusion d’un savoir absolu sur les conséquences de ce médicament. En fait c’est le contraire : c’est l’étude des effets du médicament sur le cerveau qui a fait progresser les neurosciences.

 

Bruxelles, le 8 juin 2006.