Cet article a été publié dans Le Monde le mercredi 15 octobre 1999

La reconnaissance sociale du couple homosexuel et, au-delà, de l’accès des homosexuels à la parentalité est l’objet de controverses dans les pays occidentaux. Je laisse de côté ici les calculs politiques qui conduisent les responsables politiques à refuser des droits aux homosexuels pour ne pas heurter la majorité d’une France chrétienne et bien pensante. Je m’intéresserai à un aspect particulier : le mode sur lequel sont invoquées les lumières de la psychanalyse. Je ne peux, en effet, en aucun cas retrouver dans les attendus proférés « au nom de la psychanalyse » ce qui me paraît faire la vérité de la pratique que j’exerce.

Le travail du psychanalyste se borne à soutenir les efforts des analysants pour se dégager des conflits liés à la vie psychique infantile. Les constructions théoriques qui permettent ce travail sont révisables et psychanalytiques dans la mesure où elles se situent sur un autre terrain que les formes de l’organisation sociale : pulsions, désirs, identifications, rapports aux objets, oedipe, sont des processus psychiques généraux qui se retrouvent dans toutes les organisations sociales.

Rien à voir avec le spectacle auquel nous assistons où des psychanalystes prétendent déterminer les conditions d’un développement psychique normal en le liant aux structures familiales qui prévalent de façon contingente depuis des siècles en Occident. C’est passer de l’analyse de fonctionnements psychiques à une prescription des conditions de la subjectivation. La demande sociale considère la « famille conjugale » comme une norme dont il s’agit de déterminer les conditions psychiques, les situations qui s’écartent de cette norme (monoparentales, homoparentales, etc.) se caractérisant supposément par divers types de perturbations psychiques. Or tels étaient, bien avant la psychanalyse, les objectifs et les pratiques de la psychiatrie sociale.

Dans quelles conditions le passage de la psychanalyse à la normalisation a-t-il été possible en France ? Si l’on examine l’argumentaire « anthropologique » qui est opposé aux organisations nouvelles de la parenté et de la filiation, on constate qu’il fait une place déterminante à la notion d’ « ordre symbolique », estuaire théorique où confluent Levi-Strauss, Lacan et le droit positif de la famille. Ce concordat théorique, réalisé depuis les années 70 en France, reçoit son intelligibilité dès l’instant où l’on considère que la problématique lacanienne de l’ordre symbolique, de la fonction paternelle, est le pivot du nouvel ordre familial psychanalytique.

Cette problématique lacanienne ne prend pas son origine dans la clinique psychanalytique mais dans les inquiétudes de l’anthropologie catholique et dans sa théorie du déclin du père, père déchu que la psychanalyse lacanienne va entreprendre de relever. Le succès de la révolution paternelle et du « nouveau testament » lacanien en France s’explique d’abord par la captation de cet héritage paternaliste chrétien, accompagné du ralliement des messianismes politiques en mal de foi après 1968.

En 1938, Lacan établit, dans La Famille, un rapporthistorique entre la « grande névrose contemporaine » et la détérioration de la personnalité du père. Il s’agit d’une étiologie banale du symptôme social dans les années 30, qui prendra toute son importance idéologique pendant la période de Vichy avec le personnage du maréchal – qui devait être suivi du général.

Depuis toujours, la question du père est la préoccupation majeure du clergé catholique. Le déclin de l’autorité du père (qui réfracte la puissance de Dieu) est l’horizon chrétien sur lequel se développe l’étiologie psychiatro-psychologique des désordres contemporains. La formulation par Lacan de la fonction paternelle, de 1938 à 1958 environ, ne rompra jamais cette attache.

L’ensemble de la reformulation théorique est sous-tendu par la contrainte de la représentation religieuse de ce que je nomme la « solution paternelle ». Au moment même où Lacan prétend distinguer la fonction symbolique soutenue par le père de l’oedipe freudien, il maintient ce schéma anthropologique religieux. Il transpose simplement le schéma dans le « symbolique » et en fait descendre, sous le nom (peu mystérieux) de « nom du père », le père chrétien. Plutôt que d’analyser sur le mode de Freud l’invocation oedipienne du Christ « Au nom du père », Lacan l’érige en concept psychanalytique.

En définissant explicitement dans l’oedipe une épreuve « normativante » (terme insistant chez Lacan), il est possible de formuler des conditions « structurales » auxquelles doit satisfaire la traversée de l’oedipe. On pourra alors s’interroger : dans quelle mesure ce parcours normativant est-il socialement favorisé ou compromis ?

L’avancée psychanalytique que représente le repérage de l’aliénation du désir dans l’autre est compromise par un élément purement idéologique. L’issue de l’assujettissement oedipien est normalisée sur la base de la séparation opérée par le père imposant sa « loi » à la mère – comme il se doit.

Cette confusion prospérera dans la référence psychologisante à l’ordre symbolique lacanien – mais fera son succès durable. Lacan se débattra avec cette confusion mais n’en sortira pas.

Cette mise en perspective paraîtra simplificatrice. Je ne m’intéresse pas ici aux subtilités de l’évolution de Lacan. Je constate la réussite sociale indéniable de l’évangile du nom du père et ses effets sociaux. C’est bien la conception de base de l’ordre symbolique, avec son corollaire, la fonction du père séparateur, qui s’est constituée en vulgate psychanalytique, reprise par psychologues, juristes, travailleurs sociaux et qui est la base des positions prises entre autres sur le PACS.

L’analyse des interventions des psychanalystes dans le débat sur le PACS confirme (à de rares exceptions près) que l’horizon « symbolique » demeure, à leur insu, les positions de l’Eglise catholique adaptées par l’ordre symbolique lacanien. Le plus clair est évidemment le Père psychanalyste Anatrella, spécialisé dans la croisade contre l’homosexualité. Selon lui, l’homosexualité est un amour de soi prégénital primitif auquel il n’est pas bon de s’arrêter. Le législateur ne saurait l’encourager s’il ne veut produire une société prégénitale éclatée. Pas davantage ne doit-il encourager le concubinage, pire que le PACS, car il oblige à penser que la réalité du couple composé de deux personnes de genre différent est semblable à une relation homosexuelle ! Au demeurant, conclut le bon apôtre, personne n’entretient une quelconque haine à l’égard des homosexuels : il est simplement normal que chacun les tienne à distance dans la mesure où tout se passe comme s’ils voulaient réactiver en chacun ce qu’il y a de plus primitif dans la sexualité. Anatrella formule la version la plus obscène de l’homophobie catholique, de sa lutte millénaire contre la sodomie, mâtinée de quelques termes de psychanalyse.

On dira : quel rapport avec la psychanalyse ? C’est méconnaître que l’on retrouve, dans les grandes lignes, chez la majorité des psychanalystes qui se sont distingués dans le débat sur le PACS les mêmes termes que chez Anatrella, la dénonciation du narcissisme pathologique de l’homosexuel ; du déni de la différence des sexes ; du caractère archaïque et déviant de la sexualité homosexuelle ; du danger que feraient courir aux enfants les parents de même sexe pour leur équilibre psychique et la constitution de leur identité.

Selon l’un, les homosexuels sont condamnés au même et ignorent l’altérité (est-il besoin d’être psychanalyste pour faire pareille découverte philosophique ?). Une autre déclare tout de go : le PACS ? C’est comme le clonage, à cela près que le clonage est tenu pour monstrueux. « Souvent, professe, entendu, le troisième, il y a un déni de la différence des sexes à l’adolescence. » « Et la différence des sexes ? », tonitrue un compère brossant un tableau apocalyptique de l’inceste homosexuel. A les en croire, les homosexuels, confondant les hommes et les femmes, feront à coup sûr voter la suppression de la différence des sexes au Parlement. Pas question de les laisser mélanger leur jouissance douteuse avec la jouissance droite et universelle (catholique) de l’organisation sociale.

La tâche des psychanalystes est-elle d’analyser, d’interpréter les angoisses liées à la confusion des sexes, qui s’expriment dans l’homophobie, ou de les orchestrer ?

Les arguments invoqués sont marqués de confusions majeures. Les questions politiques de la discrimination, de l’égalité, sont ramenées à la scène infantile où l’enfant réalise la différence des sexes. Le déni de la différence des sexes (supposé spécifique dans la psychogenèse de leur homosexualité) s’exprimerait directement dans la position revendicative des homosexuels. Une exigence de reconnaissance sociale des droits est poliment reconduite à une invitation au divan.

Problème majeur, devenu manifeste aux Etats-Unis : dans la mesure où les gays et les lesbiennes se tournent vers la psychanalyse pour les difficultés qu’ils peuvent connaître, ils butent sur le désaveu de leurs positions publiques par les psychanalystes. Ils auront tendance à considérer qu’ils ne trouveront une écoute que chez des analystes homosexuels : clivage problématique dans la psychanalyse.

Il est difficile de considérer comme compatibles avec la psychanalyse les constructions normatives en termes de « développement » ou de « déviance » oules modèles de transmission prépsychanalytiques. Le sens commun n’a pas attendu la psychanalyse pour produire des théories fantasmatiques selon lesquelles l’identité se construirait par une mécanique d’images globales. Toute la stigmatisation des situations monoparentales reposait ainsi sur l’idée simplette que l’enfant n’ayant qu’un parent manquera d’une image, etc. La même orthopédie visuelle est invoquée dans les situations homoparentales. L’évocation des désordres qui ne manqueraient pas de survenir (névroses, psychoses, perversions) participe de la psychanalyse-fiction. Les études sur le destin des enfants élevés par des homo-parents dans diverses formes de coparentalité ne font apparaître rien de tel. En revanche, la protestation hétérosexuelle sert de brevet de normalité aux plus fragiles des hétérosexuels pour tenir en lisière, en les dénonçant chez les autres, les pulsions qu’ils redoutent.

En fait, la vie psychique des sujets dont le choix sexuel est un partenaire du même sexe constitue un secteur parmi d’autres du champ de la psychanalyse comme pratique et comme théorie. Il n’y a a priori aucune raison pour que les sujets homosexuels soient épargnés par les aléas de la vie psychique, y compris les difficultés liées à leur choix sexuel. C’est en quoi ils ne diffèrent en rien des hétérosexuels.

Les véritables contributions psychanalytiques donnent toujours le sentiment que le sujet a été entendu, que la figure de la norme s’est transformée, assouplie. Or, dans leur mélange de dogmatisme et d’animosité, les discours psychanalytiques sur le PACS produisent sur nous exactement l’effet inverse. Il s’agit de tenir à distance l’objet d’analyse et d’exorciser les sujets. Chaque psychanalyste sait à quel point pareille position le priverait, en recevant un sujet, de tout moyen d’entendre et d’interpréter.

Que l’on imagine l’analysant homosexuel évoquant son désir d’être parent et accueilli par un : « Et la différence des sexes ? ». Ce qui est évident dans la pratique cesse donc brusquement de l’être dans l’intervention extérieure à la séance. Mais du même coup, la psychanalyse a disparu, envolée. Le discours commun a repris la parole avec ses angoisses, ses phobies, sa haine. Le contre-transfert des psychanalystes est venu à bout des homosexuels.

Michel Tort est psychanalyste, professeur à l’université Paris-VII