Eric Favereau | Liberation | 16-03-2006

L’appel contre le dépistage de la violence chez l’enfant rallie professionnels et parents.

C’est un chiffre fatidique. Hier, plus de 100 000 personnes avaient signé la pétition «Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans» (1).

Un succès aussi inattendu que spectaculaire. Dans le monde de la santé, il faut remonter aux années de lutte pour le droit à l’IVG pour retrouver pareil phénomène. Le point de départ de cette mobilisation avait été la parution en septembre d’une expertise collective, réalisée sous la responsabilité de l’Inserm sur le thème : «Le trouble des conduites chez l’enfant». Un travail surprenant. Les experts préconisent «le repérage des perturbations du comportement dès la crèche et l’école maternelle». L’air de rien, les chercheurs stigmatisent comme pathologiques «des colères et des actes de désobéissance» et les présentent comme «prédictifs» d’une délinquance. «Des traits de caractère tels que la froideur affective, la tendance à la manipulation, le cynisme, l’agressivité», mais aussi «l’indocilité, l’impulsivité, l’indice de moralité bas» sont ainsi mentionnés «comme associés à la précocité des agressions». «En janvier, avoue le professeur Pierre Delion, chef d’un secteur de pédopsychiatrie à Lille, qui pouvait y croire ? Nous avons lancé cette idée de pétition en discutant dans le couloir d’un congrès à Nice sur l’autisme avec différents responsables de PMI (service de protection maternelle et infantile), et à ce moment-là on pensait tout au plus arriver à 500 signatures.»

Dénoncer. «Le texte était en soi ahurissant, poursuit Bruno Percebois, membre du syndicat national des médecins de PMI. On nous suggérait de repérer des enfants qui étaient bagarreurs, des enfants qui n’avaient pas de remords. Bref, on nous demandait de dénoncer le quotidien de la crèche.» «Ça a pris lentement, explique Pierre Delion. Peut-être cela faisait-il trop longtemps que les personnes avaient l’impression de se taire, de ne pas avoir leur mot à dire…»D’abord les gens du milieu, c’est-à-dire tous ceux qui travaillent sur la petite enfance en difficulté (psychologues, éducateurs…), réagissent. Commencent à signer la pétition qui appelle avec force au rejet de cette expertise et de ses recommandations. Puis le texte circule. Tous les noms un peu connus de la planète psy s’y engagent. Mais tout cela reste encore assez classique. Ce qui l’est moins, c’est que peu à peu d’autres milieux se sentent concernés : le monde judiciaire, puis les enseignants. Fin février, cela décolle. 25 000 signatures (Libération du 28 février 2006). Puis tout s’emballe, pour arriver, en début de cette semaine, à plus de 100 000 personnes. Avec un rythme de plus de 5 000 signatures par jour. «Aujourd’hui, c’est un peu tout le monde qui la signe. Aussi bien des parents, que des grands-parents», détaille Bruno Percebois. «Un peu comme s’il y avait un véritable sentiment de débordement, tente de comprendre Pierre Delion. C’est clair, nous, professionnels de la santé, nous ne voulons pas devenir des auxiliaires de la justice.»

Silence. Que faire de ce succès ? L’Inserm dénonce l’amalgame, se dit prêt à «travailler différemment», s’inquiétant du poids de «certains lobbies». «On aimerait deux choses, lâche Pierre Delion. Que le ministère de la Santé sorte de son assourdissant silence. Ensuite, on veut arriver à travailler avec l’Inserm. C’est indispensable. Le dépistage est une notion importante. Il faut que cette notion ne soit pas dévoyée. On en a besoin pour mieux prendre en charge les enfants, en aucun cas pour les stigmatiser.»

(1) pasde0deconduite