On reproche souvent à la psychanalyse de ne pas être scientifique. Comme si depuis que la psychologie objective cognitivo-comportementale s’était approprié l’appellation contrôlée de ” psychologie scientifique “,
les autres disciplines psychologiques n’avaient qu’à bien se tenir. Le principe des sciences positives est de se donner un objet. En psychologie, l’homme devient ainsi l’objet d’une science, d’une vraie science, dit-on.
Qu’est-ce que cela signifie et qu’est-ce que cela implique ? Qu’il faut réduire l’objet aux exigences de la méthode. Ce qui est sacro-saint, ici, c’est la méthode expérimentale : on objective, on mesure, on compare, on valide, on généralise. La question est de savoir si l’homme ainsi réduit à ces exigences est encore bien l’homme, est encore bien le même homme que celui dont nous parlent toutes les sciences de l’homme et la littérature et le cinéma. L’homme dans toute sa complexité, dans son mystère, dans son opacité, à la fois toujours le même et inattendu, surprenant dans ses débordements, dans ses extases, dans ses conflits et ses souffrances. L’homme éternel qui ne cesse de se réinventer lui-même.
Ce que la psychanalyse décide de prendre en compte, en deçà de cette réduction à un objet de science, c’est le fait que l’homme est aussi sujet. Toute l’œuvre freudienne conduit à cette idée qui fonde une clinique particulière : l’homme est une histoire singulière, dont les soubassements archaïques le déterminent et lui échappent, tout en l’inscrivant dans un univers qui lui est spécifique et qu’il partage nécessairement avec son entourage, et donc nécessairement avec celui qui se met en position de l’écouter : c’est le langage et la parole.
Le langage parce qu’il n’y a rien de son monde qui ne puisse être nommé et que tout ce qui est nommé peut encore l’être autrement. Le monde de l’humain est à dire à l’infini. C’est là que la psychanalyse fait lien avec la littérature et le cinéma, autres productions spécifiquement humaines. La parole parce que depuis sa dépendance première l’être humain n’a de cesse de s’adresser à d’autres pour recevoir d’eux quelque chose qui le concerne : amour, reconnaissance, honneur, consolation, humiliation,…Et de cela nous pouvons être malades. C’est ce que Freud découvre quand il découvre les névroses et invente la méthode psychanalytique. C’est ce que Lacan a poursuivi en élargissant les avancées vers les sciences humaines de son temps : linguistique, anthropologie, histoire, philosophie.
C’est dire que la psychanalyse choisit la part de l’homme qui appelle une interprétation. Au-delà d’autres facteurs, sans doute communs aux différentes psychothérapies, l’interprétation est une scansion majeure en psychanalyse. Elle est à situer dans l’ensemble théorique et technique de la méthode et y prend une signification spécifique, relative à la théorie de l’inconscient et de la cure, chaque psychanalyste y recourant à sa manière.
Plus largement, l’interprétation s’inscrit dans le fait anthropologique que l’homme est de langage, et, pour le psychanalyste, que l’inconscient est structuré comme le langage. C’est cette spécificité de l’inconscient freudien, affirmée et théorisée par Lacan, qui fonde la validité de l’interprétation en psychanalyse. Cependant, ceux qui décident de ne pas prendre en compte l’inconscient s’inscrivent quand même avec leurs patients dans l’univers du langage et de la parole, et n’échappent donc pas à la question de l’interprétation, les psychothérapies étant essentiellement de parole.
Quand on communique avec quelqu’un on interprète aussi. C’est inévitable. C’est la conséquence des caractéristiques du langage humain : il est toujours ” à interpréter ” à cause de son ambiguïté, alors que le langage animal semble plus univoque et sans ambiguïté pour les congénères. Contrairement à ce que peuvent penser (espérer ?) les patients, le psychologue est lui-même soumis aux mêmes lois du langage et de la parole et il comprend ce qu’il peut de ce qu’on lui dit en fonction de la façon selon laquelle il s’est engagé dans le processus de la consultation ou de la psychothérapie. Quoiqu’il fasse, quand il écoute, quand il parle, il interprète le discours du patient. La question intéressante et spécifique qu’il faut faire avancer est alors la suivante : à partir de quoi interprète-t-il ?
C’est dans cette direction qu’il faudrait questionner la scientificité de la psychanalyse, en tenant compte à la fois des phénomènes de langage et de parole. La parole en effet ramène l’échange entre le psychologue et le patient à un échange de semblable. La rencontre clinique se fonde sur l’identification d’un humain par un humain. C’est donc d’abord à partir de sa proximité de semblable qu’on interprète, cette proximité pouvant se réduire aux phénomènes humains élémentaires. Elle est à la fois émotionnelle et langagière, affective et intellectuelle, esthétique et morale.
La rencontre clinique se fonde aussi sur la position qu’on prend dans la relation : je ne rencontre pas mon voisin de la même façon qu’un patient. De même, le psychanalyste interprète le discours du patient aussi à partir du rôle que lui donne son métier. Cependant ce rôle, ce choix qu’il fait d’amener le patient vers un plus grand bien, ne lui indique pas dans quelle direction doit aller le patient dans son exploration de lui-même. S’il veut éviter de projeter ses propres normes, ses valeurs, ses idéaux, ses solutions, sa conception du bonheur, etc., il faut bien qu’il se donne un cadre de référence à partir duquel il va interpréter ce qu’on lui dit.
Ce cadre de référence est le problème majeur des psychothérapies et de la psychologie clinique. Il porte à la fois sur la connaissance du fonctionnement psychique et sur les processus pathologiques qui peuvent le perturber.
Depuis longtemps dans les universités s’enseignent essentiellement trois modèles majeurs : le modèle psychanalytique ou dynamique, le modèle comportemental et cognitiviste et le modèle systémique et familial. Rien n’empêche que ces modèles se comparent, s’analysent…Il n’y a pas de raison à priori pour en déclarer un ” non-scientifique “.
Mais le problème de la scientificité du cadre de référence ne résout pas l’entièreté du problème : en situation clinique concrète comment le psychologue va-t-il utiliser ce cadre de référence ? Va-t-il simplement plaquer son cadre de référence sur le discours du patient, ou, ce qui revient au même, faire rentrer le discours du patient dans son cadre de référence professionnel par une espèce de forçage ? C’est en effet assez facile à faire, le patient étant le plus souvent tellement influençable qu’il peut très bien accepter ces ” traductions ” de son expérience et s’en trouver provisoirement satisfait. C’est un effet de suggestion le plus souvent insuffisant. Ces abus menacent tous les praticiens, quel que soit la légitimité du modèle utilisé.
Le psychanalyste ne se contente évidemment pas de ce ” placage ” tentant. Au contraire, il a appris à s’en méfier. Charge à lui donc d’interpréter à partir de son humanité et de son cadre de référence, en collant au plus près de l’expérience intime du patient tout en le poussant un peu plus loin ; suffisamment loin pour que celui-ci modifie lui-même son expérience des symptômes, du problème ou de la maladie et trouve un nouvel équilibre dont il peut se satisfaire. Il est quand même, en dernier recours, le protagoniste principal.
C’est dans cette incertitude de la pratique psychologique que le psychanalyste décide de se mouvoir et d’assumer les effets inattendus de ce qui se passe dans les séances. Sa formation l’y aura préparé, à condition qu’elle se repose sur une formation personnelle et un cursus de supervision où il mesurera lui-même les limites de ses compétences. Dans cette perspective, la psychanalyse est aussi un art.
Il est donc clair que le psychanalyste renonce délibérément à l’objectivité scientifique des sciences positives et expérimentales. Ce renoncement est le prix qu’il paye pour coller au plus prêt de l’expérience humaine la plus spécifique, celle qui tient compte des phénomènes de langage et de parole, c’est-à-dire celle qui tient compte de la subjectivité et de l’intersubjectivité dans la rencontre. Il accepte donc de s’aventurer dans ce mystère et cette opacité qui fait frémir le scientifique chevronné. C’est sans doute la raison pour laquelle la formation des psychanalystes est aussi longue et ne se définit pas seulement par un curriculum académique, mais par un trajet personnel, toujours aléatoire. C’est sans doute aussi la raison pour laquelle les psychanalystes passent autant de temps à l’élaboration théorique commune de leur clinique. Sans doute, comme différents auteurs l’ont proposé, la possibilité de contradiction de la théorie est à chercher dans l’originalité de chaque cure : chaque patient dans son discours singulier viendrait contredire la théorie déjà élaborée. Par ailleurs, le fait que le psychanalyste dans son geste et dans son attitude renonce à l’objectivité n’est-il pas en même temps ce qui lui permet de pouvoir dialoguer plus aisément que d’autres disciplines scientifiques avec les arts, la littérature, le cinéma, la philosophie, là où l’homme n’est pas nécessairement formaté, mais mis en scène pour ce qu’il est : un sujet.
Liège, le 17 octobre 2005