Pour pouvoir apporter quelque chose de précieux au monde contemporain, la psychanalyse doit être en constante effervescence ou, si l’on veut,
en bouleversement permanent—à cause des changements ou des révolutions qui surviennent dans les mentalités, les attitudes de vie et de société, dans la structure de la famille, dans l’histoire des nations et des continents, etc. Ainsi, la psychanalyse classique de Freud—fondée essentiellement sur les vicissitudes inconscientes tout à la fois structurantes et déstructurantes des pulsions, voire des complexes issus de notre psychosexualité infantile refoulée—ne s’invalide pas. Et pourtant, en tant qu’analystes ou chercheurs en psychanalyse, nous devons la restreindre dans son extension et dans son universalité devant, entre autres choses, l’irruption d’événements historiques et les contraintes de notre vie quotidienne a l’orée du XXIe siècle—événements et contraintes que naturellement ni Freud ni personne n’aurait pu prévoir.
Il existe des psychanalyses avant et après la Deuxième Guerre mondiale, avant et après la Shoah; avant et après la libération sexuelle des années 1970; avant et après les succès remportés par les féminismes; avant et après les (dé)colonisations, la globalisation, le brassage des cultures et des populations à grande échelle; avant et après l’apparition du SIDA ou des toxicomanies comme maladies de masse et problèmes de société; avant et après les “nettoyages ethniques”, les intégrismes religieux ou politiques aux quatre coins du monde ; avant et après le PACS, etc., etc. C’est que la psychanalyse, tout comme la littérature, la musique et les arts plastiques, est fonction du lieu, du temps et des personnes. Elle sera nécessairement autre en France, en Inde ou aux États Unis et en Afrique. Par ailleurs, elle n’offrira guère le même cadre à la victime d’exactions et de viols ethniques ou à celui qui ploie sous la honte familiale ou les secrets d’une collaboration avec l’ennemi.
Toute psychanalyse qui veut apporter sa contribution à la vie contemporaine des individus et des collectivités sera fondamentalement plurielle, plurivoque et, si besoin est, multiculturelle.
La psychanalyse donnera droit de cité aux désirs, aux affects anonymes, refoulés, réprimés ou honteux de tout ordre et de toute origine. Elle donnera l’autorisation à tous de se reconnaître dans leurs désirs et dans leur pouvoir d’élaboration d’eux-mêmes et de leur(s) monde(s) environnant(s).
La psychanalyse aidera à la réalisation de toute individualité et enrichira, par son rapport original, le milieu familial, professionnel ou social. Elle fournira les moyens de s’éveiller à soi en une relation thérapeutique par définition sociale et socialisante. Elle adoptera l’idéal d’une intégration et respectueuse de l’individu dans la communauté, ainsi que l’ambition de faire mûrir la collectivité pour la rendre apte à accueillir et à fructifier en son sein le génie des individualités autonomes et authentiques. Elle aura une fonction essentiellement socialisante dans la mesure où elle permettra de surmonter l’esseulement et l’isolement affectifs sinon effectifs du moment traumatique.
La psychanalyse adoptera, là où cela s’impose, un point de vue transindividuel et transgénérationnel, situant ou replaçant telle personne dans une organisation psychique groupale, soit dans la famille, dans la lignée, l’ethnie, les groupes d’appartenance sociale et professionnelle.
La psychanalyse mettra en libre circulation tout ce qui dans les recoins les plus intimes de notre vie s’est vu refuser le droit aux sentiments et à la parole. Elle certifiera la réalité des traumas; elle fournira, pour ainsi dire, attestation d’existence aux traumas, aux réalités catastrophiques, exclues, supprimées ou mortes, et cela devant la confusion des âmes, la perte de boussole interne et sociale, l’effondrement affectif et l’attentat aux identités culturelles, ethniques, historiques, religieuses, sexuelles, etc. Elle reconnaîtra la souffrance psychique comme telle et en étudiera les effets déstabilisants et destructeurs, tant pour l’individu que pour la famille et le groupe social. Elle éclairera coûte que coûte les zones d’ombre de la souffrance humaine et cherchera à reculer sans cesse les limites de l’accueil et de la compréhension des autres. Elle rendra ainsi sa liberté au désir de la vie et à la vie du désir.
Animée d’un tel esprit d’ouverture et d’adaptation souple aux nouvelles donnes de la vie et de l’histoire, voire des mentalités en marche, la psychanalyse ne perdra jamais de son actualité et sera toujours en mesure d’emboîter le pas a d’autres disciplines de thérapeutique individuelle ou collective. Toutefois, se pose aujourd’hui la question autrement sérieuse si les psychanalyses, telles qu’elles sont pratiquées de par le monde, répondent véritablement au meilleur d’elles et de nous-mêmes. L’avenir en sera juge.
Paris-Madison (Wisconsin, USA) , le 29 octobre 2005.
Nicholas Rand est chercheur en psychanalyse