[ Huffingtonpost | 11/01/2015 ]
Un nombre de plus en plus important de directeurs d’établissements scolaires attire mon attention sur de nouvelles formes d’affrontements qui opposent les élèves le lundi matin. En pratique, il s’agit d’élèves qui ont échangé des propos sur Internet tout le week-end en s’efforçant chacun d’être le plus meurtrier dans le choix des mots. Tous les coups sont permis pour ridiculiser l’adversaire et lui faire mordre la poussière. Ces débats flamboyants du week-end ont évidemment des gagnants et des perdants, ceux qui sont moins habiles et moins brillants dans le maniement du verbe et de l’insulte. Et ce sont ceux-là qui cherchent à prendre leur revanche aux poings le lundi matin, provoquant des bagarres à la porte de l’école, puis dans la cour de récréation.
A armes inégales
Quelle relation, me direz-vous, avec ce qui s’est passé à Charlie Hebdo? A mon avis, hélas, et toutes proportions gardée, un peu la même chose, amplifié par des traditions religieuses et colonialistes qui rendaient d’emblée la partie inégale. N’oublions pas que la culture occidentale, portée par le catholicisme, a fait du dessin un outil puissant de développement scientifique, et de la caricature un outil non moins puissant pour ridiculiser ses adversaires. L’ancien régime, la révolution, la monarchie de juillet, la troisième république… ont témoigné largement de cet art de la caricature qui est si bien installée dans notre paysage culturel que nous finissons par penser que ses fruits devraient être savourés sur la planète entière, alors que chacun devrait savoir que ce n’est évidemment pas le cas. Il y aurait pourtant un moyen de faire évoluer rapidement la situation: que tous les établissements scolaires organisent des cours sur l’histoire de la caricature, et des concours pendant lesquels les élèves pourraient traiter leurs enseignants, entre autres, exactement comme les personnalités politiques et religieuses le sont dans Charlie Hebdo. C’est indiscutablement ce qui permettrait le mieux à tous les enfants de comprendre la logique de la caricature, et donc de l’accepter. Mais ne rêvons pas…
Bien sûr, ce qui s’est passé à Charlie Hebdo est abominable, et tant de voix s’élèvent pour le dire que cet événement tellement tragique va peut-être constituer le point de départ d’un sursaut républicain qui puisse s’opposer, espérons-le, au moins un temps, à la montée des communautarismes. Mais s’agissant de caricatures, je suis beaucoup plus à mon aise lorsque c’est un musulman qui tourne en ridicule l’extrémisme musulman ou un juif qui tourne en ridicule l’extrémisme juif que lorsque c’est un musulman qui s’attaque à l’extrémisme juif ou un occidental descendant de peuples colonisateurs qui s’attaque à l’extrémisme musulman. Car n’oublions pas que dans le cas particulier, les caricatures en cause ont été réalisées par les héritiers d’une culture qui a occupé pendant plusieurs siècles une posture coloniale par rapport au monde musulman.
Humour et ironie
Alors, question classique, peut-on rire de tout? Oui bien sûr, mais pas avec tout le monde! N’oublions pas qu’une distinction traditionnelle oppose l’humour à l’ironie. L’humour consiste à partager ou à tenter de faire partager un regard distancé et amusé sur une situation que l’on vit ensemble. Il est inséparable de la mise en scène de différents protagonistes d’une situation de telle façon que celle-ci nous apparaisse autrement. Le film Timbuktu de Abderrahmane Sissako est de ce point de vue exemplaire.
Au contraire, l’ironie n’est pas destinée à faire réfléchir, mais à jouir, et faire jouir, de la puissance de l’attaque. L’adversaire peut y être mis en scène seul, défiguré, animalisé, montré nu, ou dans une posture dégradante. Inutile de préciser que l’humour fédère, alors que l’ironie divise. Bien sûr, confortablement calé dans mon fauteuil et installé sur plusieurs siècles de culture des images bâtie par le christianisme, puis le siècle des lumières et la tradition républicaine, je suis prêt à rire de tout. Mais méfions-nous de nous retrouver à rire tout seul de choses qui risquent de faire de moins en moins rire une grande partie de l’humanité. Les caricaturistes éviteraient beaucoup d’ambiguïtés en réservant leurs flèches aux membres de leur propre famille culturelle et en évitant de les décocher aux descendants des peuples que leur pays a jadis colonisés et humiliés.
Dommages collatéraux
Finalement, le drame de Charlie Hebdo, c’est Internet. Avant Internet, ces caricatures auraient pu rester entre personnes prêtes à en rire ou au moins à en sourire. Avec Internet, c’est devenu impossible. On parle beaucoup d’empathie et de solidarité par rapport à la manifestation du 11 janvier, mais la mondialisation de l’information impose peut-être de penser le dessin humoristique autrement: dans une dénonciation des hypocrisies et des mensonges de notre propre camp, notamment de ceux qui se prétendent nos protecteurs ou nos amis, et d’empathie pour les victimes du monde entier, plutôt que de ridiculiser les convictions religieuses de ceux que notre culture désigne comme des ennemis à abattre, au risque de blesser inutilement un grand nombre de croyants. L’arme de la caricature, aussi, peut faire des dommages collatéraux.