Toutes nos idées sur la vie sont à reprendre à une époque où rien n’adhère plus à la vie. Et cette pénible scission est cause que les choses se vengent, et la poésie qui n’est plus en nous et que nous ne parvenons plus à retrouver dans les choses ressort, tout d’un coup, par le mauvais côté des choses ; et jamais on n’aura vu tant de crimes, dont la bizarrerie gratuite ne s’explique que par notre impuissance à posséder la vie. (Antonin Artaud, Le Théâtre et son double)[1]
Le 7 Janvier, c’est une partie de notre famille qui a été assassinée.
Ceux qui ont été assassinés nous avaient accompagnés et instruits à la fin de notre adolescence et au début de notre jeunesse.
Les meurtriers ont décidé d’assassiner l’ensemble de la rédaction d’un journal. Il ne s’agit donc pas d’un attentat à l’aveugle. Ce fut un meurtre politique.
Les meurtriers avaient pour cible la liberté de penser. Et, très précisément, le courage de l’humour. Et nous, psychanalystes, nous savons, grâce à Freud, les rapports étroits qu’entretiennent l’humour et l’inconscient.
Le 7 Janvier, au soir, à la Place de la République, un jeune a mis un brassard noir à la statue. Oui, la République est en deuil. Et Edwy Plenel a rappelé la phrase de Zola : à agiter des épouvantails on engendre des monstres.
Oui, la République est en deuil, et la République est en danger. La République est en danger lorsqu’elle abrite une société malade. Qui tolère le racisme d’un Zemmour ou d’un Finkielkraut et qui donc autorise l’appel au meurtre. Société malade, parce qu’à vouloir exclure la tragédie du champ du possible, elle la convoque dans la scène du réel. Malade parce qu’à imposer une univocité de pensée, elle se prend à la polysémie de la langue et, de fait, interdit l’humour – qu’elle remplace par le cynisme.
La République est en danger lorsque sa société ghettoïse les pauvres dans les banlieues et stigmatise la différence. La République est en danger lorsque, dans sa société, la promesse, cette espérance portée par la parole, n’engage plus à rien et est démentie par les actes et dans les faits, lorsque les mots deviennent de la propagande pour camoufler les meurtres sociaux organisés par la gouvernance des institutions.
Le meurtre politique commis le 7 Janvier, est un acte de vengeance folle. Et les psychanalyses savent que la folie est le recours extrême et en miroir à un environnement fou.
Parmi les douze personnes assassinées le 7 Janvier, il y avait Elsa Coyat qui faisait une chronique tous les quinze jours à Charlie Hebdo. Elsa Coyat était psychanalyste.
Nous sommes tous des Charlie et nous sommes tous responsables des monstres que notre société fabrique.
[1] Cité par Mathieu Bellahsen en exergue de son livre La santé mentale, vers un bonheur sous contrôle ( La fabrique, 2014)