Paru dans Le Monde, le 8 février 2006
Le scandale du procès d’Outreau ne résulte pas seulement de l’inexpérience d’un magistrat débutant.
Pendant toute la durée de l’instruction, son point de vue a été partagé par des associations de défense des enfants comme par une fraction notable des services sociaux spécialisés, tandis que plusieurs médias, en accord avec la majorité de l’opinion publique, ont donné un écho favorable à la procédure. Enfin, par leurs affirmations péremptoires lors des audiences comme par leur influence scientifique, les experts médico-psychologiques ont fourni les indices concordants sur lesquels le juge a appuyé sa conviction intime. Ainsi, la faillite observée est celle des conceptions psychopathologiques qui animent la lutte contre la pédophilie depuis un quart de siècle environ.
En 1980, dans sa troisième édition, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-III) de l’Association américaine de psychiatrie a renoncé aux conceptions psychanalytiques pour privilégier une approche athéorique, plus favorable à la chimiothérapie. En 1984, Jeffrey M. Masson, linguiste de formation, a soutenu que Freud avait renoncé, en 1897, à sa théorie initiale plaçant la séduction sexuelle subie dans l’enfance comme premier facteur étiologique des troubles psychiques de l’adulte. La théorie psychanalytique n’était donc que mensonge (Jeffrey M. Masson., The Assault of the Truth : Freud’s Suppression of the Seduction Theory, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1984).
Dès lors, aux Etats-Unis, des patients adultes ont évoqué, le plus souvent sous hypnose, des scènes de séduction de leur enfance. Des tribunaux ont considéré que la “mémoire retrouvée” (recovered memory) valait preuve et des abuseurs supposés, les pères le plus souvent, ont été condamnés. La fréquence du syndrome de la “mémoire retrouvée” a conduit à postuler que nombre d’enfants avaient été abusés puis à rechercher les faits corroborant cette assertion. Parallèlement, chez les patients adultes, par un phénomène de contagion propagé par les médias, les récits se sont enrichis pour aboutir à des abus rituels sataniques (satanic ritual abuses) au cours desquels des enfants auraient été abusés et torturés jusqu’à la mort, les restes étant enterrés dans des charniers.
Avec l’affaire Dutroux, l’idée de l’abus rituel satanique s’est implantée en Europe en se laïcisant : des hommes puissants et influents, unis au sein de “réseaux” aux ramifications infinies, partagent des plaisirs criminels. En France, à plusieurs reprises, ont été signalés, avec une grande imprécision, des charniers d’enfants qui n’ont jamais été retrouvés. Initialement, l’instruction d’Outreau avait d’ailleurs pour ambition de mettre enfin au jour, à partir de la misère sociale, des relations complexes remontant à des puissants pervers. En janvier 2002, des pelleteuses ont même été utilisées, leur action est restée vaine.
Les experts médico-psychologiques d’Outreau, loin d’être insuffisamment formés, sont, au contraire, des spécialistes éminents. L’un, titulaire d’une chaire, est créateur d’un diplôme d’université de criminologie, l’autre est professeur de pédopsychiatrie et chef de service des hôpitaux.
Enfin, lorsqu’une troisième a déclaré avoir mené son expertise à partir de critères universitaires parmi les plus récents, elle dit la vérité. Toutefois, ces spécialistes ont été aveuglés par leur méconnaissance revendiquée du psychisme inconscient, tel qu’il est appréhendé par l’expérience psychanalytique.
Il y a plus d’un siècle, Freud avait constaté l’absence totale d’indices permettant de distinguer la vérité du fantasme. Cependant, loin de considérer ses patients comme des affabulateurs, il a distingué la “vérité matérielle” (qui pourrait relever d’une condamnation pénale) de la “vérité historique” (qui structure l’histoire du sujet). Il en conclut à l’existence de pulsions sexuelles dès la plus tendre enfance dont la manifestation la plus aboutie constituait le complexe d’Œdipe. Enfin, il a considéré que le fantasme de séduction sexuelle était originaire, autrement dit qu’il pouvait être retrouvé chez tout le monde.
La volonté de bannir la vie psychique inconsciente dans la psychiatrie athéorique conduit à une cascade de conséquences. Et l’affaire d’Outreau, procès en sorcellerie des sociétés postmodernes, restera un outil pour analyser le passage d’angoisses individuelles aux inquiétudes collectives. Elle nous a montré, à partir du fantasme de séduction sexuelle, le premier degré des théories du complot.
La facilité avec laquelle les accusations de pédophilie contre des innocents ont été reçues révèle des passions haineuses se situant à un niveau à peine inférieur aux accusations de meurtres rituels d’enfants, prétextes des pogroms. Chaque fois que le refus de la pensée et le mépris de la culture sont revendiqués, la place de la démocratie se trouve rapidement remise en question.
Psychanalyste, Samuel Lepastier est membre de la Société psychanalytique de Paris et praticien attaché de l’hôpital la Pitié-Salpêtrière.
Outreau, Freud et le diable
Mikkel Borch-Jacobsen | Le Monde | 16-02-2006
Le psychanalyste Samuel Lepastier, dans sa tribune sur “L’inconscient, le grand absent” (Le Monde du 7 février), compare avec raison l’affaire d’Outreau aux grandes catastrophes judiciaires causées il y a une quinzaine d’années aux Etats-Unis par la chasse aux “souvenirs” d’abus pédophiles ou de sévices rituels sataniques.
Ici et là, c’est bien le couplage entre l’acharnement judiciaire et des expertises médico-psychologiques validant systématiquement la présomption de culpabilité qui a broyé des vies. M. Lepastier a aussi tout à fait raison de souligner que la théorie des “souvenirs retrouvés” dont se réclamaient les experts américains est une nouvelle mouture de la “théorie de la séduction” défendue par Freud dans les années 1896-1897, lorsqu’il attribuait l’hystérie et la névrose obsessionnelle à des attentats pédophiles et incestueux subis durant la petite enfance et dont le souvenir aurait été refoulé après-coup.
Toutefois, il est impossible de le suivre lorsqu’il en conclut que le désastre d’Outreau aurait pu être évité si les experts, au lieu de prendre pour argent comptant les accusations des enfants, avaient su y voir, tout comme Freud après 1897, des “fantasmes de séduction sexuelle” exprimant des “pulsions (…) dont la forme la plus aboutie constitue le complexe d’Œdipe”. Une telle approche aurait peut-être permis de ne pas accuser des innocents, pas d’établir les faits.
Faut-il rappeler que des enfants, à Outreau, ont bel et bien été abusés, de la façon la plus réelle qui soit ? S’il est vrai, comme le rappelle M. Lepastier, qu’“il y a plus d’un siècle Freud avait constaté l’absence totale d’indices permettant de distinguer la vérité du fantasme”, on voit mal en quoi la psychanalyse dans sa forme classique aurait permis d’avancer d’un pouce dans la recherche de la vérité !
A cela s’ajoute que certains des experts d’Outreau chez qui M. Lepastier dénonce une méconnaissance “du psychisme inconscient, tel qu’il est appréhendé par l’expérience psychanalytique”, se trouvent être d’obédience… psychanalytique. Il serait évidemment absurde d’en conclure que la psychanalyse est responsable de la débâcle judiciaire d’Outreau. Mais il est tout aussi absurde de prétendre, comme le fait Samuel Lepastier, qu’elle aurait permis de l’éviter.
Manifestement, leur obédience psychanalytique n’a pas empêché les experts en question de se tromper et de retomber dans les ornières du premier Freud, lorsqu’il retrouvait chez tous ses patients des “souvenirs” d’abus pédophile (et même satanique, ainsi qu’on le sait maintenant grâce à l’édition complète des lettres à Wilhelm Fliess, toujours indisponible en français). L’usage de la méthode de déchiffrement psychanalytique ne garantit aucunement contre l’erreur, car sa souplesse proprement élastique lui permet d’aboutir aux conclusions les plus contradictoires.
Samuel Lepastier, qui appelle ses confrères psychologues et pédo-psychiatres à en revenir à la théorie oedipienne classique, ferait bien à cet égard de se demander à quel titre celle-ci est mieux établie que la théorie de la séduction que Freud a abandonnée en 1897. Il faut bien voir en effet que c’est grâce à la même méthode de déchiffrement psychanalytique que celui-ci a trouvé, successivement, des “souvenirs” d’abus pédophile-satanique et des “fantasmes” oedipiens. On ne voit donc pas pourquoi ceux-ci seraient plus fiables que ceux-là. Loin de représenter un progrès décisif, l’abandon de la théorie de la séduction prouve seulement que Freud pouvait confirmer tout et n’importe quoi.
Il ne faut donc pas s’étonner si des experts se réclamant de la psychanalyse ont pu contribuer au désastre d’Outreau : placés dans un autre contexte et devant d’autres demandes, ils auraient tout aussi bien pu confirmer que les enfants avaient été abusés par une secte satanique ou, inversement, qu’ils étaient les vrais “séducteurs”, du fait de leurs pulsions oedipiennes et perverses-polymorphes.
Comme l’écrivait William James après avoir rencontré Freud aux Etats-Unis, l’interprétation psychanalytique “est une méthode des plus dangereuses”. Ne la mettons pas entre les mains de personnes susceptibles de décider de notre destin.
Mikkel Borch-Jacobsen enseigne la philosophie à l’université de Washington. Il est coauteur du Livre noir de la psychanalyse (éd. des Arènes, 2005).