(paru dans Liberation le 05 mars 2006)
Dans trois rapports qui soulèvent la controverse, l’Inserm ignore l’action menée en France et brouille la donne.
Le service d’expertise collective de l’Inserm a publié trois rapports sur la santé mentale: l’ «Evaluation des psychothérapies», en 2004 ; les «Troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent», en 2002, complété par les «Troubles des conduites» en 2005. Ils ont déclenché d’intenses polémiques.
J’interviens dans ce débat sur le dernier rapport, notamment en tant que directeur d’une unité de recherche en sciences sociales associée à l’Inserm (ainsi qu’au CNRS et à l’université Paris-V) et spécialisée dans les questions de santé mentale. Pourtant, nous n’avons pas été consultés sur la façon dont on pourrait ou devrait poser les problèmes en fonction d’objectifs qui auraient dû être clarifiés. Les sciences sociales sont-elles une cerise sur le gâteau de la recherche en santé publique?
Un aspect n’a pas été mis en avant: tout le monde s’accorde, et pas seulement le groupe d’experts, à dire que tout commence très tôt chez les enfants et qu’il convient donc d’agir en conséquence. Ce sont les manières de penser et d’agir qui diffèrent, et elles n’ont pas été suffisamment mises en relief. De là, cinq remarques afin d’améliorer l’expertise indispensable en la matière.
1. L’Inserm semble surpris des réactions à ces rapports. Or les controverses en matière de santé mentale ont la particularité d’aller bien au-delà de celles que l’on trouve dans les autres domaines pathologiques. Les acteurs font rapidement de la métaphysique et invoquent l’éthique à tours de bras: les défenseurs du «Sujet parlant» s’inquiètent du raz-de-marée des neurosciences et de la médecine des preuves, parce qu’elles risqueraient de mettre fin à la subjectivité humaine, les défenseurs du «Sujet cérébral», qui considèrent que, grâce à elles, il va enfin être possible de ne plus aborder les pathologies mentales comme des pathologies particulières, car cela «culpabilise» les patients et/ou leurs parents et contribue à leur «stigmatisation». La question des rapports corps/ esprit est sortie des rubriques savantes, elle est aujourd’hui dans la rue, car la souffrance psychique et la santé mentale sont désormais des problèmes incontournables.
2. Il est sans doute difficile de sortir de ce climat malsain et déraisonnable, car les passions se déchaînent plus facilement que dans d’autres domaines pathologiques : les pathologies mentales sont mentales en ceci qu’elle mettent en jeu, dans la définition même de la pathologie, une double dimension morale et sociale. Les rapports Inserm le disent: «La caractéristique majeure [du trouble des conduites] est une atteinte aux droits d’autrui et aux normes sociales.» (p. 13). Ils le disent, mais ne savent pas aborder cette dimension, parce qu’il n’a pas été jugé utile d’intégrer une expertise capable de traiter cette question. Ce type de rapport repose sur une distinction intenable entre les faits, qui seraient scientifiques, et les valeurs, qui seraient subjectives.
Or, ici, il est impossible de séparer les faits des valeurs, parce que justement ce sont des «faits de valeurs», comme l’absence d’empathie, qui sont l’objet de ce rapport. La distinction fait-valeur est une thèse métaphysique, et le service d’expertise collective fait de la métaphysique comme monsieur Jourdain de la prose.
La commission a auditionné un sociologue compétent sur les questions de délinquance, mais n’a pas intégré dans son analyse un point central de son argument: «L’augmentation des agressions touche toutes les tranches d’âges, et pas seulement les jeunes. La dénonciation croissante des violences dans les relations sociales traduit par ailleurs l’évolution des représentations au moins autant que des comportements.» (p. 422). Elle ne l’a pas intégré, parce qu’elle ne disposait pas des compétences pour entendre ce qui aurait mérité d’être développé dans le corps du rapport.
2. Les résultats sont triviaux et ne font que répéter dans un langage scientifique ce que chacun sait déjà. Par exemple, le chapitre sur l’attachement (on sait l’importance des tout premiers temps de la vie) conclut à «l’effet préventif d’une attitude parentale proche, soutenant et surveillant ce que fait l’enfant, en évitant les punitions trop dures et les châtiments corporels. Ceci souligne l’importance de la continuité de l’attitude parentale.» (p. 129). A-t-on vraiment besoin de consulter la littérature internationale pour obtenir un tel résultat? Le lecteur pourra comparer les résultats de ce rapport à l’ironique Revue de littérature scientifique que Georges Perec avait consacrée à «La démonstration expérimentale de l’organisation du lancer de tomates chez les sopranos»: «De récentes observations faites par Unsofort & Tchetera (Yale J. Med, 1973) ont noté que "plus on lance de tomates sur la soprano, plus elle crie".» Moins un parent est bienveillant et ferme, plus l’enfant s’agite, s’oppose et crie (CQFD).
3. Le groupe ne fait pas état de l’action menée en France, alors qu’un bilan précis est ce dont nous avons besoin dans une expertise. L’expertise n’étaye pas son affirmation sur l’absence de prévention en France. Les quelques 320 intersecteurs de pédopsychiatrie, sans compter un certain nombre de réseaux médico-sociaux, ne font-ils rien? N’a-t-on nulle part en France établi, pas à pas et sur de longues années, des relations entre institutions de prise en charge, école, justice, et sans attendre une hypothétique demande des parents. La revue de littérature internationale est faite sans description des différents contextes sociaux, économiques et juridiques. Elle ne permet donc aucune évaluation comparée de l’action menée en France et à l’étranger, autrement dit de ce qui est préférable et de ce qui ne l’est pas.
4. Les résultats n’ouvrent pas la voie à l’action, parce qu’il s’agit d’une liste d’actions, dont un certain nombre peuvent avoir un intérêt, mais qui ne sont pas présentées dans une perspective globale. Le trouble des conduites est isolé des autres troubles bien qu’il soit rappelé sa co-morbidité avec l’hyperactivité et le déficit de l’attention, etc. Pis, le rapport n’intègre pas les troubles «à bas bruit», malgré la recommandation d’une clinicienne auditionnée de «développer la capacité à identifier les conduites de repli sur soi et les tendances dépressives [E] des enfants.» (p. 392). Cela montre que ce qui n’est pas intégré, c’est le principal: ces enfants et ces adolescents expriment de manière bruyante ou silencieuse une souffrance psychique assez vive pour faire l’objet sinon d’un diagnostic de pathologie psychiatrique, du moins d’une grave détresse psychologique. Nombre de psychiatres et psychologues cliniciens en institutions insistent sur le fait que les pathologies de l’agir (qui désignent dans leur langage ce que les cognitivistes appellent troubles de la conduites) sont une conduite autothérapeutique de la part de ces enfants qui vise à lutter contre l’effondrement dépressif, qu’il soit une réaction de détresse psychologique à un environnement délabré ou une maladie mentale caractérisée. Pourquoi ces approches n’ont-elles pas été intégrées au groupe d’experts? Parce qu’elles se réclament de la psychanalyse ou de la psychiatrie sociale?
Le trouble des conduites est un genre de problème où le débat n’est pas principalement thérapeutique: thérapies comportementalo-cognitivistes plus médicaments versus psychanalyse. La thérapeutique n’est qu’un aspect d’un problème qui doit être abordé dans une perspective globale parce que s’entremêlent bien souvent des handicaps multiples de pauvreté et de problèmes familiaux. Ces handicaps sont notés à de multiples reprises (p. 95-98, notamment), mais il n’en est tiré aucune conséquence.
Au lieu d’une approche globale sur les problèmes d’une enfance en danger, dont une partie devient une adolescence et une population adultes dangereuses, on a une cacophonie de facteurs, génétiques, neurobiologiques, d’attachement, d’environnement, etc. dont on ne voit ni les liens entre eux ni la ligne directrice. Le service d’expertise collective croit avoir adopté des méthodes scientifiques validées internationalement, mais en sociologie comme en biologie, les méthodes doivent être adaptées à l’objet sur lequel on entend agir. C’est une théorie magique de la science qu’on nous offre.
Une question de santé publique n’est pas seulement scientifique ou seulement médicale. L’Inserm, par sa culture professionnelle (la recherche médicale et biologique), a du mal à comprendre la différence entre clarifier un problème en vue de justifier des décisions à prendre et prouver une découverte ou un mécanisme physiopathologique. L’Institut est plus à l’aise avec les maladies «à physiopathologie» (comme les cancers) qu’avec les maladies qui atteignent l’imagination, les émotions et les sentiments moraux, et qui font souffrir l’être humain en invalidant sa vie relationnelle. Si l’Inserm veut participer plus utilement au débat public, il lui faudra réformer sa démarche et contrôler un peu mieux son service d’expertise. C’est un choix de politique scientifique, mais c’est le seul qui puisse favoriser des discussions en vue de décisions politiques aux visées et aux motifs plus assurés au lieu de déchaîner les passions et de contribuer à brouiller un paysage déjà très brouillé.
Alain Ehrenbergsociologue est chercheur au CNRS, directeur du Cesames (Centre de recherches psychotropes, santé mentale, société), CNRS-Inserm-université Paris-V.