Cette question me paraît très légitime. Avant d’entreprendre une démarche thérapeutique d’envergure on aimerait en connaître les avantages et les risques.
Pour répondre à cette question, il me faut effectuer un détour et revenir à une interrogation fondamentale : quel est le but d’une psychanalyse ?
Naturellement plusieurs réponses ont été avancées et la plus évidente est : atténuer ou faire disparaître la souffrance psychique en utilisant une méthode qui permet l’exploration de la partie inconsciente de notre personnalité. Seulement voilà, nous tenons à ce que nous possédons : nos proches, nos croyances, nos idéaux, nos activités ou même nos habitudes quotidiennes. Quitte à supporter une souffrance dont généralement nous ne comprenons pas la source et qui, de ce fait, nous paraît soudée à notre propre destin. Parfois même nous tenons à cette souffrance. Elle ne nous réjouit pas, mais au moins nous la connaissons et nous pensons qu’elle nous protège d’autres souffrances inconnues et dévastatrices.
Moi aussi, je tiens à mes croyances, à mes idéaux et à mes proches.
Il est donc nécessaire de questionner plus en profondeur le but de la psychanalyse.
Mais dès qu’on aborde les profondeurs, on se noie dans une multitude de réponses, parfois évidentes, parfois très intellectuelles, souvent dépassées.
Personnellement j’aime me représenter ainsi le but de l’analyse : Une psychanalyse peut nous permettre de devenir les sujets de notre existence. Que veut dire ici « sujet » ? Cela signifie que si j’affirme : « J’aime cette femme », ou encore « Je crois en Dieu », c’est bien moi qui exprime mes propres désirs et croyances. Ces désirs et ces croyances me font sentir vivant.
Ils ne me sont dictés par aucun autre être humain, ils ne résultent pas des désirs de mes parents ou grands-parents, ni de ceux de la Société qui m’entoure. Etre sujet de sa propre existence implique d’être sujet aussi de la part obscure de nous-même, de l’Inconscient, de ce qui se dérobe à jamais à notre connaissance rationnelle. Etre sujet, c’est pouvoir formuler des projets qui nous stimulent, que nous reconnaissons comme nôtres et qui nous redonnent quotidiennement le goût de l’effort et du courage.
En termes plus techniques, je dirais que la psychanalyse permet essentiellement la remise en route des processus de subjectivation qui commencent au début de notre vie et ne s’achèvent qu’avec notre mort.
Dès la naissance, nous sommes poussés à devenir « nous », différents de tous les autres êtres humains, bien que partageant avec eux de nombreuses caractéristiques de notre être culturel et de notre être mortel.
Cependant, de nombreux éléments se dressent sur le chemin de cette force qui nous pousse à devenir « nous ». Nos ancêtres ont pu concevoir des projets pour leur descendance et les ont transmis sans que nos parents n’en soient même conscients ; des secrets hantent la famille, inconnus de tous, et agissent comme des cadavres dans un placard ; nos parents ont pu subir un deuil et attendre de nous que nous remplacions l’être perdu.
De plus, devenir sujet de son existence implique, au début de la vie, l’assistance de personnes aimantes et soignantes. Les parents peuvent être absorbés par tant de choses. On ne saurait les blâmer, la vie moderne est complexe et il n’y a pas lieu de s’ériger en juge. Mais sans leur dévouement désintéressé, il n’y a aucune chance d’accomplir ce programme, de former d’authentiques projets. Et nous voilà à la poursuite du rêve des autres, de la reconnaissance que l’on a pas reçue, de la nostalgie d’un amour désintéressé et jamais advenu.
Devenir sujet de sa propre existence exige l’amour désintéressé des parents au début de la vie. Si cette condition favorable n’a pu se produire, si un traumatisme en a barré la voie, nous ne saurions seuls réparer cette carence. Les traumatismes précoces impriment leur trace en nous mais ne figurent pas dans nos souvenirs. Nous les avons vécus, sans avoir la possibilité de les comprendre et ils sont conservés dans une sorte de « boîte noire », enregistrés mais non déchiffrés. Enregistrés et en attente d’un interlocuteur qui les déchiffre pour nous et avec nous.
Ce long détour effectué, j’en reviens à la question de départ. Si j’ai pu, un tant soi peu, devenir moi-même, former un projet qui me fasse sentir vivant, fonder une famille, adopter une croyance, pourquoi une psychanalyse entreprise pour une source quelconque de souffrance m’amènerait-elle à divorcer ou à perdre la foi ?
A l’inverse, si je m’efforce de survivre en adoptant les projets des autres, en épousant la personne qui correspond à mes névroses, en adoptant une foi qui ne m’aide que dans la mesure où elle me tient lieu de projet social remplaçant celui que je n’ai pu créer, cela ne vaut-il pas la peine de risquer un changement ? Ce changement sera principalement interne et, très souvent, l’on redécouvre avec un bonheur nouveau et créateur la personne que l’on a épousé ou la foi que l’on a adopté. Mais il peut arriver que le changement interne soit plus radical, qu’il entraîne également des changements externes, et oui, que l’on divorce ou que l’on perde la foi. Mais dans ce cas, interrogeons-nous : souhaitons-nous continuer à vivre dans le mensonge d’une union sans véritable amour ou dans celui d’une foi sans véritable croyance personnelle ?
A la toute fin de ce détour, je dois préciser que dans ma déjà longue carrière de psychanalyste, une seule de mes patientes a divorcé durant son analyse. Avec le recul, je me rends compte qu’elle était traitée de manière brutale par un mari qui se désintéressait d’elle et que mes craintes d’agissements intempestifs perturbant les mutations internes l’ont malheureusement plutôt freinée dans sa décision. Comme analyste de confession catholique dans une ville traditionnellement et culturellement très marquée par le calvinisme, j’ai eu également l’occasion de traiter par la psychanalyse quelques prêtres. Aucun n’a perdu sa foi ni n’a abandonné le clergé, mais tous ont cherché des solutions personnelles à des problèmes liés à leur condition de prêtres et d’hommes.
Je voudrais ajouter que chaque psychanalyse marque également le psychanalyste et lui permet de devenir toujours plus lui-même. Car la psychanalyse est une aventure qui se vit à deux, même si les rôles et les enjeux ne sont évidemment pas les mêmes chez l’un et l’autre des protagonistes de l’aventure.
Genève, août 2006