Corinne Aublanc | Le Courrier | 30-10-2006
Les enfants témoins de scènes conjugales violentes vivent des situations intenables, qui mettent en danger leur santé mentale. Un aspect peu connu, quoique largement répandu, de la violence domestique.
«Il voit, il entend, il le sent, il… ‘galope avec’.» Au-delà des statistiques et des témoignages qui contribuent à faire sortir de l’ombre la violence domestique, il est un enjeu rarement évoqué: la situation des enfants témoins des scènes de violence parentale et l’impact de cette exposition sur leur santé. Or, il s’avère que lorsque entre ses parents la violence devient chronique, l’enfant, loin d’être un simple observateur, la subit dans sa chair. «Ça devient une partie de son système nerveux», affirmait, lors d’une récente conférence publique à Genève, le psychiatre et psychanalyste Daniel Stern (lire ci-dessous). Qu’ils soient présents où non lors des agressions, les enfants sont immanquablement touchés. Domaine du non-dit, la violence parentale transpire par les traces qu’elle laisse sur les corps et sur les murs.
«Les auteurs de violence domestique prennent d’ailleurs souvent du temps pour réparer les dégâts matériels. C’est une façon pour eux de maintenir un climat d’oppression sur le reste de la famille», selon Franck Voindrot, intervenant dans la prise en charge d’auteurs de violences domestiques dans le cadre de l’association genevoise Vires.
Les médecins n’y pensent pas
Cet étudiant en psychologie est également infirmier en santé mentale dans l’unité de pédopsychiatrie de liaison de l’hôpital de Thônon-les-Bains, un service de première ligne dont l’offre couvre la région du Chablais français. Au vu du nombre de cas de maltraitance et de violence conjugale familiales relevés chez les enfants en consultation, l’équipe a mis en place un recueil de données systématiques entre janvier et avril 2006.
Il en ressort que 41% des enfants reçus sur cette période, soit 36 sur 88, étaient exposés à des agressions physiques entre leurs parents[1]. Alors que le motif d’exposition à la violence conjugale avait motivé la consultation dans 4 cas seulement sur les 36 enfants concernés…
En fait, le repérage de la violence familiale en général échapperait largement aux acteurs médicaux. «En France, 60% des généralistes sont sourds à la violence domestique. Et les professionnels de la santé mentale n’y pensent pas», avance M.Voindrot[2]. Par ailleurs, les travaux sur les conséquences de l’exposition des enfants à la violence parentale sont quasi inexistants. «Et il en va de même pour les thérapies spécifiques.» Se référant à une étude canadienne, le praticien estime pourtant entre 11% et 23% le pourcentage d’enfants exposés à la violence conjugale dans l’ensemble de la population. Alors que, selon une seconde enquête québécoise, 63% des enfants exposés souffriraient d’un problème de santé, dont 16% de troubles psychologiques sévères (contre moins de 2% chez les enfants non exposés).
Sensibiliser les pros
Anxiété, agressivité, hyperactivité, phobie scolaire… A Thônon, les symptômes qui motivent les consultations en «pédopsy» sont nombreux. Chez les ados, il faut encore y ajouter les troubles de conduites alimentaires, intoxications éthyliques, scarifications, tentatives de suicide… «C’est au fil d’un travail basé sur l’empathie que les problèmes de violences parentales arrivent sur le tapis», selon l’infirmier. Il s’agit alors de mettre en mots l’ambivalence éprouvée par rapport à l’auteur des violences –généralement le père– et les conséquences de cette contradiction sur l’estime de soi.
Le double problème étant que l’enfant, d’une part, s’estime responsable de la violence parentale. Et que, d’autre part, il reste pris dans un conflit de loyauté par rapport au père violent. «Soutenus par leur vision d’un ‘monde juste’, la plupart des enfants témoins oscillent entre un parti pris pour la victime et pour l’auteur. Dans ce dernier cas, ils s’appuient sur la croyance en une ‘punition méritée’», explique Franck Voindrot. Quand d’autres sont «sidérés», au sens médical, devant les violences subies. «Il s’agit donc aussi d’apprendre à l’enfant à se protéger.»
Prévenir? «Peu de choses sont effectuées en prévention primaire par rapport à l’exposition des enfants à la violence parentale», relève M.Voindrot. Pour qui il s’agit de développer au plus vite des actions de sensibilisation tant dans les écoles qu’auprès des professionnels de la santé, pédiatres et pédopsychiatres notamment.
[1]Pour diverses raisons, l’exposition aux formes de violences psychologique, sexuelle et économique n’a pas été répertoriée.
[2]Selon une étude française (www.sivic.org/site-fr/index.html), qui indique aussi que 25% à 35% des consultations de femmes dans les services d’urgences seraient motivées par la violence conjugale alors que les urgentistes n’en repèrent que 2% à 3%.
L’enfant sait quand la crise va arriver
Comment l’enfant témoin peut-il s’identifier à l’auteur des violences? Et avec la victime? Pour expliquer l’impact de la violence conjugale sur la santé des enfants qui y sont confrontés, le professeur Daniel Stern fait appel aux neurosciences, dont les avancées permettent de mieux appréhender ce qui se joue dans le cerveau. A l’aune d’exemples cliniques, le spécialiste des relations du petit enfant à son univers familial posait un regard d’expert sur «l’enfant, témoin de la violence du couple parental», selon l’intitulé de la conférence publique organisée la semaine dernière à Genève par l’association Vires, active dans la prise en charge thérapeutique d’auteurs de violence domestique.
Soumis à un contexte de violence conjugale –généralement père violent, mère victime–, l’enfant «sait». Ping-pong verbal, positionnement des corps… Par de subtils mécanismes neuropsychiques qui se mettent en place, «il sent à quelle vitesse la crise va arriver. Que, dans quelques secondes, ça va exploser. Il peut en prévoir les moindres variations. Même si son père n’a encore rien fait», explique Daniel Stern.
Comme la plupart des expériences cruciales – tout ce qui touche aux sens–, la confrontation à la violence n’est jamais mise en mots, même avec l’arrivée du langage: «L’expérience de la violence entre dans le système des connaissances implicites, terreau propice au secret de famille, autour duquel se forgent de possibles alliances.» Le petit vit, en fait, l’expérience inconsciente d’accomplir le même acte de violence que celui qui se commet sous ses yeux: quand le coup part, l’enfant le sent dans tous ses muscles. Et il l’encaisse aussitôt en même temps que sa mère. «Il ressent comment elle se protège, il repère les mouvements faciaux de la peur, de la haine», poursuit le psychiatre. Donner, recevoir… Une sélectivité neurologique avec l’un des deux parents est possible, comme le fait de vivre les deux rôles: «C’est comme une musique; tout dépend du degré de polyphonie…», traduit le PrStern. Qui met en avant l’importance du «désir d’intersubjectivité», soit l’envie de partager l’expérience de l’autre d’une manière consciente. Une intersubjectivité qui s’appuie sur des fondements psychologiques tels que l’imitation, l’attention conjointe ou encore la détection des intentions.
Le spécialiste pointe ainsi quatre mécanismes qui interviennent dans le processus d’intériorisation psychique de la violence chez l’enfant qui y est exposé. L’un deux relève des «neurones-miroirs»: une catégorie de neurones du cerveau, découverte dans les années 1990, qui s’activent aussi bien lorsqu’un individu exécute une action que lorsqu’il voit quelqu’un d’autre l’exécuter. Dans le second cas de figure, les neurones-miroirs de l’observateur lui donnent la sensation d’avoir agi en même temps, «comme si son système nerveux était ‘capturé’ par celui de l’acteur».
Un deuxième mécanisme veut que lorsqu’une intention se profile derrière un acte –ou une voix–, elle est perceptible par un tiers, via le ‘centre de détection des intentions’ du cerveau. Ce tiers serait alors virtuellement placé dans la position de l’autre: «L’enfant privilégie l’intention sur l’action et c’est cela qu’il imite. Dès un an, et pour le reste de sa vie, il recherche de l’intention derrière l’acte», selon le psychiatre.
L’enfant exposé peut-il se défendre? Très tôt, face à une trop grande stimulation, un petit enfant est capable de détourner le regard et fixer une ligne d’horizon imaginaire, répond le professeur. Face à la violence, des mécanismes de défense le porteront à l’inhibition, l’évitement, le déplacement, le déni, le refoulement… selon son âge. Reste que les affects liés à l’exposition à la violence demeurent. «En cas d’exposition chronique, la violence entre dans le système nerveux et l’on en guérit pas, car beaucoup de situations dans la vie quotidienne viennent en ranimer l’écho.»
Corinne Aublanc