Malek Chebel s’entretient avec Amina Hadjiat pour Liberté (15-11-2006)
Rencontré en marge du Salon du livre, cet universitaire, régulièrement invité sur les plateaux de télévision en France pour les questions liées à l’islam, revient dans cet entretien sur les fondements de sa démarche intellectuelle qui consiste à comprendre les ressorts des sociétés arabo-musulmanes, à travers les prismes de la sexualité.
Liberté : Monsieur Chebel, nous ne comprenons pas qu’un intellectuel de votre dimension, présent dans les plateaux de télévision et invité partout dans le monde, ne soit pas présent dans les médias algériens. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Malek Chebel : Je ne me l’explique pas moi-même, je pense que cela incombe aux médias algériens eux-mêmes, il leur appartient de répondre à cette question. Donc je ne vais pas me substituer à eux. Ce que je peux dire tout simplement, c’est peut-être donner des pistes. Mon sentiment, mais un sentiment plus qu’une analyse : d’abord mes thèmes ne sont pas des thèmes grand public, ce sont des thèmes assez particuliers, singuliers même très singuliers. Ce sont des thèmes touchant à des tabous, et dès lors qu’on touche à des tabous, que ce soient des tabous sexuels, politiques ou religieux, fatalement on passe à la trappe. Je trouve cette vision assez réductrice, parce que je touche en effet aux tabous, il suffit que quelqu’un m’interdise quelque chose pour qu’on me retrouve le jour même devant ou dedans, dessus ou dessous, je n’ai pas de blocage et en même temps j’attaque frontalement les tabous, mais d’une manière franche et directe, sans hypocrisie et, par conséquent, d’une manière juste.
Pourquoi s’attaquer frontalement aux tabous dans une société marquée par la pudibonderie, la bigoterie ?
Cela permet de dégager, de libérer le peu de vérités ou la grande vérité que contiennent ces tabous. Parce que moi, je prétends que les tabous expliquent la société, ses capacités, ses incapacités, ses inhibitions, ses blocages, et donc grâce à cela je fais, de toute façon, à travers les tabous, une lecture d’ordre sociétal. Moi, je parle de la sexualité, mais au fond, je parle de l’Algérie, je parle de la femme, je parle de la religion, je parle de l’interaction entre la femme, la religion et la société ; les tolérances que les unes et les autres permettent ou ne permettent pas. Donc, tout ce que je fais c’est au service de la société, vraiment au service de la société. Au départ, on me traitait de pervers, moi, je considérais à l’époque qu’ils me réduisaient au fond. Parce que quand on me traite de pervers, il vaut mieux dire pervers polymorphe, cela correspond parfaitement à mon identité, mais pervers tout court c’est vraiment très réducteur. Les mêmes qui me traitaient de pervers, il y a une vingtaine d’années, saluent aujourd’hui le travail que je fais sur l’archéologie de l’inconscient et sur l’arrière-fond de notre culture.
Vos travaux portent également sur l’imaginaire collectif, sur le symbolisme dans les sociétés arabo-musulmanes…
Effectivement, je travaille aussi sur le symbolisme, sur l’imaginaire, sur le raffinement, sur l’identité, sur le corps et sur d’autres sujets qui n’ont rien à voir avec la sexualité. Pourquoi ce travail n’est-il pas visible en Algérie ? À mon avis, cela vient du fait que nous avons été formés à lire la société à travers seulement les conflits politiques et les conflits d’ordre clanique, religieux, etc. Mais pas au niveau des structures et de la genèse des problèmes sexuels. Or, la sexualité est une science délicate et une science de nuances, une science de précision, c’est de l’horlogerie et en même temps c’est tellement évocateur et tellement explicite que je ne comprends pas comment jusqu’à maintenant, on ne sacrifie pas énormément de ressources pour permettre aux jeunes d’y accéder. Par ma formation de psychanalyste et d’anthropologue, j’ai essayé d’aller à la source des choses, la source des textes, la source des comportements, la source des logiques, la source de l’illogique, tout ce qui ne va pas, pourquoi, et donc je vais dans le process, j’analyse le process. Ce qui m’intéresse ce n’est pas ce que me disent les gens forcément, le phénomène ou l’épiphénomène, ce qui m’intéresse, c’est qu’est-ce qui produit le phénomène, qu’est-ce qui fait qu’étant un phénomène important et majeur comme c’est le cas pour la sexualité, il est omis, il est ignoré, mis de côté et, on considère que c’est secondaire. Je dis, mais pourquoi c’est secondaire alors que tout le monde sait que c’est capital, et d’ailleurs, il n’y a pas un seul être humain sur la planète, et en particulier dans le monde arabe, et dans l’islam, et plus encore en particulier en Algérie, qui ne pense pas quotidiennement à la sexualité ? Pourtant il n’y a pas de chaire à l’université, il n’y a pas de diplômes, il n’y a pas de budget pour former les étudiants, pour former les enseignants.
Que répondez-vous justement à ceux qui vous reprochent de trouver dans le texte coranique une dimension sexuelle ?
Les gens qui disent que je ne vois le Coran, la tradition, le hadith, la sunna qu’à travers le sexe se trompent. Ils se trompent car ils ne veulent pas voir les mêmes choses que moi. Mais leur regard est ou faux ou coupable, parce qu’ils ne veulent pas rendre compte de ce qui existe vraiment dans la sunna et dans le hadith. Je vous fais signaler seulement que tout ce que je mets dans mes livres est référencé, il y a une source et la source est toujours arabe. J’utilise comme source tous les exégètes el Boukhari, et Mouslem, el Tabari… de toute façon, c’est forcément un auteur arabe, qu’il soit en langue arabe ou traduit.
Oui mais sauf que dans l’explication traditionnelle, le sexe relève du non-dit, vous avez franchi ce pas de l’exhumer et cela dérange quelque part…
Je peux vous dire tout de suite que cela ne me dérange pas du tout que ça dérange, mais ça ne m’arrange pas non plus que ça dérange. Parce que je ne prends pas de plaisir à déranger. J’ai une approche de scientifique, d’observateur neutre, je parle de sociologie, d’anthropologie, je fais un commentaire du fiqh, un commentaire du texte coranique, donc moi, je n’ai aucun bénéfice à titre personnel, en tant que Malek Chebel. J’ai un bénéfice en tant que scientifique, d’éclairer mes lecteurs, d’éclairer la communauté sur le côté caché, de ce qu’ils cachent, sur ce qu’ils croient cacher parce que pour moi ça affleure. D’ailleurs, la femme n’est plus cachée dès l’instant où elle est voilée. C’est un peu paradoxal mais c’est comme ça, parce qu’on la présente à la vindicte populaire, au regard populaire, à la caresse populaire. Ce que je veux dire, c’est que si je l’ai mis dans mes livres, c’est que ça existe. Combien de fois j’ai eu des idées ? Mais comme je n’arrivais pas à les fonder, à les argumenter, je ne les mettais pas. Il faut que ça soit organisé, étayé, c’est pourquoi ils ne peuvent pas me trouver des défauts, ou alors celui qui décide que ma tête ne lui plaît pas, il peut se permettre, mais sinon sur le plan scientifique tout est fondé. Ce que je veux dire dans ma thèse à moi, et ça je l’ai vérifié, plus on cherche à cacher le sexe, moins c’est efficace. Il vaut mieux le négocier et laisser s’exprimer un peu une tranche, si je puis dire, parce que plus vous le cachez, plus il va être déterminant, il va être réactif et il va affleurer et déranger tout le monde.
À quoi répond de votre part cette démarche intellectuelle, est-ce un souci de provocation, de la coquetterie ?
Avant d’être psychanalyste, j’ai fait un mémoire ici en Algérie, à Constantine, sur le pouvoir des talebs, dans tout l’Est algérien. Donc j’étais assez disposé pour aller dans ce sens-là… Moi, j’ai découvert qu’il faut étudier la question des talebs chez nous beaucoup plus attentivement et avec moins de condescendance. C’est l’esprit scientiste, ce sont les médecins qui veulent nous imposer un regard univoque. Je sais qu’eux ne peuvent pas théoriser, c’est vrai, c’est ça leur tort, leur difficulté, ce n’est pas aussi folklorique. Justement, comme il participe à un imaginaire commun avec le patient, un véritable imaginaire commun, et que ça ne passe pas par le médicament, ça ne passe pas par le thermomètre, ça ne passe pas par le scanner, ça ne passe pas par le microscope, mais ça passe par le toucher, la rencontre, le regard, le croisement, et ça libère pas mal de choses. Donc, je pense qu’un jour, il faudrait qu’on s’y attelle d’une manière plus sérieuse, et considérer que derrière les apparences, il y a des logiques. Ce n’est pas normal que pour certaines maladies d’ordre psychosomatique sûrement, ils ont des résultats que les médecins n’ont pas. D’ailleurs, à telle enseigne que même la médecine moderne s’y intéresse. Vous savez qu’il existe aujourd’hui un seul hôpital psychosomatique spécialement réservé à la relation entre le somatique et le psychique. La Chine connaît cela depuis une éternité. Mais chez nous, je pense qu’il y a un savoir contenu dans les gestes de ces gens-là, qu’eux-mêmes n’expliquent pas évidemment, et qu’ils doivent mettre en scène de manière folklorique à travers le Coran, les talismans, parfois, c’est à la limite du danger. Il y a une dimension charlatanesque qui, malheureusement, nuit et porte préjudice à ce qu’il y a derrière, ça peut être le travail de l’herboriste, ça peut être le travail magnétique de celui qui sait toucher, qui sait malaxer le corps. Je suis étonné parfois, je pense qu’on gagnerait à faire le travail nécessaire, un protocole scientifique de recherche comparative sur ces méthodes là. L’OMS a essayé de le faire, elle a essayé de le faire avec les médecines traditionnelles africaines, avec les médecines traditionnelles amérindiennes, elle a aussi essayé de le faire avec l’Asie, la Chine et l’Inde… pourquoi pas nous ? Il faudrait un jour que quelqu’un de courageux, un directeur de laboratoire ici, de la médecine classique, parce qu’il faut que ça vienne de la médecine, pour que ce soit crédible.
Dans le même prolongement, pourquoi dans les pays musulmans on se méfie de la psychanalyse, on n’y croit pas tellement ?
Non, on n’y croit pas du tout. Ce n’est pas de la méfiance, c’est de la méconnaissance. Ce qu’on ne connaît pas, on le craint. C’est valable pour les Occidentaux qui ne connaissent pas l’islam, ils le craignent. C’est aussi la pudeur, la pudeur est un masque terrible. La psychanalyse avec quelqu’un de pudique ne sert à rien. Si la personne ne raconte pas ses problèmes, ses relations amoureuses, ses déceptions, ses frustrations, ses désirs, ses pulsations, ce qui lui passe par le corps qui est inattendu, toujours un peu déstabilisant, cela ne marche pas. C’est cela même le matériau de l’analyse, c’est là-dessus que l’analyste va travailler. La méfiance vient aussi du fait que la psychanalyse est d’origine occidentale. Ajoutez à cela le fait qu’elle soit réservée à l’élite.
Notre pays a vécu pendant dix ans une violence inouïe, d’origine islamiste. Par rapport à ce drame, nous ne vous avons pas beaucoup entendu, et au-delà de votre “silence”, quel est le regard que vous portez sur cette violence terrible ?
On ne m’a effectivement pas beaucoup entendu de France, bien qu’un nombre incalculable de sollicitations m’ait empêché, pratiquement tous les jours, de me taire, si je puis dire. Mais en fait, il y a deux raisons principales à cela. Un, je ne parle que de ce que je connais. Deux, je ne fais pas de politique, et trois je ne veux pas donner l’occasion aux Occidentaux de me manipuler. Je ne veux pas leur tendre le bâton pour me battre, car j’ai bien vu que dans les démarches qui me sont proposées, on m’appelle à la rescousse pour confirmer l’idée qu’ils ont, avant même de venir me voir. Alors, moi, je ne voulais pas entrer dans ce procédé d’automutilation, d’autoflagellation. Déjà c’est assez honteux et assez désespérant et démoralisant de voir ce qui se passe dans notre pays, un beau pays qui est détruit comme cela. Si en plus moi, je vais cristalliser cette violence par des mots… et puis il n’y a pas que les mots. Parce qu’évidemment, quand moi, je parle de cela en France, cela a un impact différent. Du coup, je serais une caution, et je ne voulais pas entrer dans cette problématique-là de la caution. Par contre, entre Algériens, j’aurais pu ne pas m’en priver, si on m’avait demandé d’Algérie de dire ce que je pense, je l’aurais fait. Si ça avait été la presse algérienne, parce que là j’aurais estimé qu’on est entre nous et qu’on a le droit de dire ce qu’on veut.
Justement, certains pensent que vos travaux répondent plutôt à des fantasmes occidentaux, ils pensent qu’ils collent plus à la grille de lecture occidentale qu’à la réalité algérienne. Que leur répondrez vous ?
Ceux qui me font ce reproche ne m’ont globalement pas lu, ou n’ont lu de moi que les aspects qui les intéressent. Si les Occidentaux ont cette vision de nous, il faut aussi qu’on s’interroge pourquoi nous la donnons et essayer d’en comprendre les raisons. Donc, j’essaye de comprendre pourquoi ces Occidentaux ont une vision sur nous qui est fondée sur le fantasme. Et quatre, moi, je suis assez réaliste et pragmatique, ce n’est pas parce que je ne parle pas d’une réalité qu’elle n’existe pas, ce n’est pas parce que je ne parle pas de la sexualité arabe qu’elle n’existe pas. Donc ce sont ça les gens, ils disent que j’exhibe la sexualité arabe et musulmane, c’est ça qui les gêne, c’est-à-dire que j’exhibe leur intimité. Mais en fait non. Pour moi, la sexualité est un objet de science, parce que sinon j’aurai des romans ou des écrits impressionnistes. Alors que mes écrits sont réglo, ça tombe pile-poil avec des références, c’est une sociologie de la sexualité. Donc je n’ai pas à avoir honte ni peur de l’exposer, pas seulement aux Occidentaux, mais aussi à mes lecteurs arabes, si les lecteurs arabes veulent bien me lire. Le problème c’est que ceux qui me lisent, ce sont les Occidentaux ou les gens qui se sentent proches d’eux. Donc, à partir de là, moi, je pense que mes travaux peuvent être considérés comme étant un objet de science, et que chacun peut les investir selon sa problématique à lui selon sa culture à lui, selon son ouverture à lui. Ce que je dis, c’est que je ne parle ni aux Algériens, ni aux Français, ni aux Américains, ni aux Chinois, je parle à mes lecteurs. Ce que je dis, c’est la réponse que je donne en général, là je la détaille, je parle à mon lecteur. Pour moi, c’est mon lecteur qui décide de la valeur de ce qu’il lit, mais que quelqu’un me dise, tu parles aux Occidentaux, avant il faudrait qu’il me lise vraiment. J’ai vingt-deux livres au compteur et il y a une dizaine de livres qui ne parle jamais de sexualité. Déjà je ne parle pas que de sexualité, ensuite si la sexualité existe, et elle existe vraiment, puisque je ne vois pas comment elle n’existerait pas, il n’y a aucune raison pour que je n’en parle pas. Quand j’ai voulu faire mon premier livre ici, en Algérie, — parce que j’ai voulu commencer ici en Algérie à la Sned, la défunte Sned de sinistre mémoire —, j’ai amené le manuscrit de Corps en islam au directeur de la Sned de l’époque. Quand il le voit, il me dit : “Vous n’avez pas un livre sur la révolution agraire?” Un an passe, je reviens, je lui dis je viens me renseigner sur mon livre, il demande à la secrétaire d’aller le chercher, je lui donne mon nom et je la vois revenir par l’entrebâillement de la porte en train de taper dessus pour enlever la poussière qui s’y était déposée. Elle arrive avec le livre, il le regarde et il me dit que ce n’est pas ce genre de livre qu’ils publient. Il me dit ça ne nous intéresse pas. Je lui sors mon livre publié en France par la plus grande maison d’édition française alors que je le leur avais envoyé par la poste. Je viens juste reprendre mon manuscrit pour ne pas le laisser traîner. Moi j’ai commencé en Algérie et encore faut-il que le contexte, que les conditions soient requises pour que nous puissions travailler en Algérie et j’aurais peut-être fait 80% du travail que j’ai fait maintenant, ça ne m’aurait pas détourné de mon objet ça aurait été la sexualité, le corps et tout le reste, mais toujours dans une démarche strictement respectueuse, vous ne trouverez pas un seul mot qui manque de respect aux musulmans. Ça choque lorsque ça n’existe pas, ou lorsque la personne se raconte des histoires ou se ferme les yeux, refoule tout et dit que ça n’existe pas. Moi je démontre que ça existe et, dès l’instant où ça existe, je le dis, mais je ne dirai jamais rien de plus que ce qui existe.