Les peuples « traditionnels », dont le Maroc où j’écris ces lignes, disposaient d’un système explicatif des troubles et souffrances psychiques et d’une batterie de « traitements » en rapport avec la manière ancestrale de comprendre les perturbations mentales et affectives. La folie était recyclée dans la société traditionnelle grâce à ces systèmes de soins adéquats à une période historique aujourd’hui révolue : devins, voyantes, exorcistes sont les tradithérapeutes ou tradipraticiens. Tombeaux de saints et marabouts sont les lieux où certains personnages défunts sont considérés comme ayant le don de guérir et spécifiquement le trouble psychique, par exemple, Bouya Omar, au sud du Maroc, non loin de Marrakech.
Les peuples « traditionnels » ont tous subi, à la faveur de la colonisation, l’importation de la psychiatrie » de la psychologie et de la psychanalyse. Mais ces importations se sont confrontées aux systèmes traditionnels en place : les données restent les mêmes avec la coexistence de deux champs de savoir et de pratiques, aujourd’hui, les anciennes « médecines traditionnelles » survivant avec une exceptionnelle vigueur. Ceci est important pour se rendre compte qu’il existe des humanités différentes, parallèles, n’échangeant pas vraiment entre elles ce qu’elles sont, ce qu’elles pensent et ce vers quoi elle tendent.
On réalise tous les jours que des pays comme le Maroc – et le Maghreb – ont des populations qui sont dépendantes des deux systèmes de soins. Les malades et leurs familles s’adressent dans la majorité des cas, encore, au système traditionnel dans lequel est apparu depuis quelques quinze ans environ un autre type de prise en charge que l’on peut appeler « les thérapies religieuses ».
Dans ce contexte, le discernement entre un traitement et un autre est très difficile : pour les personnes les plus « modernes » et leurs familles, la différence entre psychiatrie, psychologie et psychanalyse n’existe pas.
Aujourd’hui, on demande « des traitements modernes sans médicaments » et c’est dans ce genre de traitements sans médicaments que se place la psychanalyse.
Pratiquée dans les plus grandes villes par des « psy » formés en Europe, la psychanalyse n’a pas entamé la population générale. Elle n’a pas eu le temps de pénétrer les couches sociales les plus larges. Depuis vingt ans, les traitements psychologiques américains cognitivo-systémiques ont érodé les possibilités d’introduction de la psychanalyse dans le Maghreb, le monde arabe et musulman, soit un milliard et demi de personnes. Ces méthodes, comme le comportementalisme et la systémique , sont plus adéquates à des sociétés qui sont hostiles à la psychanalyse.
L’Asie et l’Afrique, le monde musulman n’ont pas reçu en leur sein la psychanalyse où elle ne représente quasiment rien.
Les valeurs qu’elle suppose (individuation et individualisation de la personne, liberté individuelle, égalité entre homme et femme, inviolabilité des droits de l’homme, éducation libre et souple des enfants) ne sont pas celles des sociétés asiatiques, africaines et arabo-islamiques.
La psychanalyse a transformé extrêmement profondément les sociétés occidentales : à part les cures individuelles, les influences sur les comportements sexuels, la création littéraire et artistique de tous les domaines, sur la relation aux enfants, sur les mœurs, les us et coutumes, les engagements et les destins individuels, sont patentes dans les pays dits de l’ouest, Europe et Amérique du Nord. Ces sociétés ont été « libérées » grâce à la théorie et à la pratique psychanalytiques, après qu’elles furent élaborées dans des sociétés où la pensée avait été sur stimulée au tout début du 20ème siècle par une efflorescence de l’art, de la littérature, de la science, du droit et des systèmes nouveaux idéiques et créatifs.
La psychanalyse, telle que pratiquée depuis son introduction dans les sociétés comme le Maroc, agit sur quelques individualités qui rejoignent une société dont l’écrasante majorité n’a pas idée de ce qu’elle peut apporter.
Systématiquement, j’ai demandé à tous les analysants à la fin de leur démarche « Est-ce qu’il est recommandé, intéressant, voire essentiel de faire une psychanalyse ? »
Ils ont tous été d’accord, hommes ou femmes, jeunes ou plus âgés : elle transforme la vie, elle ouvre des horizons insoupçonnés, elle soulage, elle allège la souffrance et en fait disparaître certaines.
Le problème de la psychanalyse, aujourd’hui, est double : très violemment combattue par certains (Ex. Le Livre noir de la Psychanalyse) dans les pays occidentaux, elle n’a pas pénétré la majeure partie de l’humanité.
Or, si les systèmes occidentaux peuvent à la limite s’en passer, ceux qui ignorent les droits de l’homme ont le malheur de ne pouvoir, justement, bénéficier de la psychanalyse, qui suppose touts les types de libertés. Mais il apparaît que son recul dans les pays occidentaux est lié à une fermeture chosifiante des individus sur eux-mêmes dans des modes de fonctionnements et des attitudes sociales dictées par un consumérisme et une autosatisfaction impulsés par les dirigeants de ces pays dans une population de plus en plus incapable de liberté critique de ce qui lui est véhiculé. On n’oubliera pas que Sigmund Freud a quitté l’Allemagne fasciste car il avait compris ce « Malaise dans la civilisation » sur lequel il a écrit un texte important, ce même malaise aujourd’hui notable dans un monde divisé entre cultures et civilisations par trop différentes.
La psychanalyse va survivre car ses fondements sont spectaculairement définitifs : l’inconscient comme constitutif de la psyché humaine au même titre que le conscient, le traumatisme de la naissance, l’amnésie infantile, l’importance de la sexualité, le tabou de l’inceste, la résolution des conflits intérieurs personnels par la cure, tous ces éléments de la psyché humaine ont été rendus évidents, agissants, significatifs. Attaquée de l’intérieur des pays où elle a connu une efflorescence extraordinaire entre les années 50 et 80 du 20ème siècle, dénigrée d’abord par les systèmes communistes et les états comme l’URSS et ses satellites, elle l’est aujourd’hui dans les systèmes à gouvernance théocratique ou totalitaire des autres sphères et culturocivilisations. Elle se défend par la chaîne de ceux qui continuent à être psychanalystes et par la dispersion de la technique et de ce qu’elle entraîne d’un individu à l’autre.
Elle est contraire aux déterminismes des pays totalitaires, de ceux qui ne pratiquent pas la démocratie et l’égalité entre l’homme et la femme, de ceux qui ignorent les Droits de l’Homme. Elle exige une réflexion générale sur la théorie, la pratique et sur la formation, le statut et le rôle de ceux qui sont les psychanalystes : un grand nombre de « bricoleurs » d’entre eux ont parfois discrédité la psychanalyse par des conduites approximatives tant scientifiques, morales que déontologiques.
En somme, un psychanalyste est quelqu’un qui a résolu ses propres problèmes : faute de quoi, il ne peut analyser les autres… et la psychanalyse pourrait aider grandement aujourd’hui à réduire ou résoudre les conflits entre groupements humains comme elle opère à l’intérieur de chacun et entre chacun et les autres…
Casablanca, le 26 juillet 2006