La psychanalyse ne serait-elle qu’un mythe sans valeur thérapeutique, Sigmund Freud, un imposteur n’ayant jamais guéri de patients, et son complexe d’Œdipe, une fable sans fondement ? C’est en substance ce qu’affirme “Le Livre noir de la psychanalyse”, ouvrage collectif qui marque un nouvel épisode dans la guerre ouverte depuis plusieurs mois entre psychanalystes et comportementalistes. Le point sur un affrontement de plus en plus violent…
Depuis des mois, le monde psy est en ébullition. A l’origine de la crise, la publication, début 2004, d’un rapport officiel de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) sur l’efficacité des psychothérapies. Rapport concluant à l’écrasante supériorité des techniques comportementales et cognitives – dites TCC(2) – et à la quasi-inefficacité de la psychanalyse…
Les freudiens crient au scandale et dénoncent la surreprésentation des praticiens des TCC dans l’élaboration du rapport, ainsi que la faiblesse de la méthodologie utilisée – des études d’études expérimentales menées sur une courte période. En outre, ce document est perçu comme preuve de la volonté de l’Etat de contrôler le domaine de la vie psychique. « La psychanalyse ne peut être évaluée que par ceux qui s’y prêtent : les patients », déclare le psychanalyste Jacques-Alain Miller, l’un des principaux acteurs de la polémique.
Un rapport désavoué
La France est l’un des pays où les héritiers de Freud jouissent d’un prestige inentamable. A tel point que le 5 février dernier, face à une assemblée de psychanalystes réunis à Paris, le ministre de la Santé de l’époque, Philippe Douste-Blazy, désavoue ce rapport, pourtant commandé par la Direction générale de la santé : « Vous n’en entendrez plus jamais parler, assène-t-il, car le premier devoir d’une société est de reconnaître qu’il n’existe pas une seule réponse à la souffrance psychique », souffrance psychique qui n’est par ailleurs « ni évaluable ni mesurable ».
Les hostilités reprennent avec la sortie du Livre noir, qui s’attaque aux fondements de la psychanalyse. Une quarantaine d’auteurs, psychiatres, psychologues, spécialistes des sciences, anciens patients s’estimant victimes de l’analyse, accusent : c’est une fausse science, qui aggrave l’état de ceux qui s’adressent à elle ; les psychanalystes refusent que leur discipline soit évaluée selon un protocole scientifique, de crainte que le public apprenne qu’ils ne vendent que du vent ; pire, ils ne se soucient aucunement de soulager leurs patients et culpabilisent les parents d’enfants en difficultés. « Il est temps que la France affronte la question de la validité de la psychanalyse », lit-on dans l’introduction.
La charge est d’une rare violence. L’ensemble, divisé en cinq parties (« La face cachée de l’histoire de la psychanalyse » ; « Pourquoi la psychanalyse a-t-elle eu un tel succès ? » ; « La psychanalyse face à ses impasses » ; « Les victimes de la psychanalyse » ; « Il y a une vie après Freud »), forme un tout assez inégal, une compilation de coups assénés sur des registres différents, mais qui font mal.
Une origine commune
Le débat dépasse les divergences théoriques et déchaîne les passions. Les TCC « sont un mélange de dressage des corps, de techniques de persuasion et de conditionnement des consciences », écrit la psychanalyste et historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco dans Le Patient, le Thérapeute et l’Etat. « Ces “thérapies” ont plus à voir avec les techniques de domination des dictatures ou des sectes qu’avec des thérapies dignes de ce nom. » Dans le Livre noir, Jean Cottraux répond : « Rompre avec la psychanalyse, c’est rompre avec un discours qui imprègne et dirige la pensée après avoir imprimé ses schémas dans la mémoire. Il faut une ou deux années pour récupérer sa liberté d’esprit. »
Si les psys des différentes écoles se déchirent si violemment, n’est-ce pas aussi pour occuper le maximum d’espace dans les universités, les institutions de soins, les médias, ou pour séduire le maximum de patients ? Ces préoccupations ont sûrement leur importance. Il ne faudrait pourtant pas négliger les hypothèses plus psys.
« Les haines qui surgissent aujourd’hui m’ont fait prendre conscience d’une réalité, confie le psychiatre Christophe André, praticien des TCC, qui a décidé de ne pas prendre part à ces polémiques. La psychothérapie n’est pas seulement un outil de soin. C’est aussi une conception du monde, une philosophie qui vise à libérer l’individu – la psychanalyse est la première à avoir réalisé cela. » Surtout, toutes les techniques de guérison de la psyché ont une origine commune : Sigmund Freud. « Freud est mon grand-père, reconnaît Christophe André. Pas forcément celui dont j’aurais rêvé, mais mon grand-père quand même. Je dois l’assumer. » Or on ne s’assassine jamais aussi bien qu’en famille. œdipe l’atteste…
Le livre : “Le Livre noir de la psychanalyse. Vivre, penser et aller mieux sans Freud”
ouvrage collectif rédigé sous la direction de Catherine Meyer, Les Arènes.
Les détracteurs: Parmi les auteurs du Livre noir, le psychiatre Jean Cottraux, représentant français des thérapies comportementales et cognitives, qui a participé à l’étude de l’Inserm ; le psychologue clinicien Didier Pleux, directeur de l’Institut français de thérapie cognitive ; et Jacques Van Rillaer, professeur de psychologie en Belgique, ancien psychanalyste qui s’attache aujourd’hui à déconstruire le système freudien. A leurs côtés, des chercheurs tels que Mikkel Borch-Jacobsen, philosophe et historien, auteur de plusieurs essais critiques sur Freud et Lacan ; ou encore Frank Cioffi, philosophe des sciences à l’université du Kent, en Angleterre, à l’origine d’une émission à la BBC sur le thème : « Freud était-il un menteur ? »… Il les enseigne à l’université de Lyon-I, dans le cadre du diplôme universitaire de TCC qu’il a créé.
Les motifs de discorde: Nous avons demandé à trois psychanalystes de réagir aux principales attaques formulées
La psychanalyse ne guérit pas
“Sa visée n’est pas de soigner et encore moins de guérir” Jean Cottraux, psychiatre et thérapeute
comportementaliste
L’analyse n’est qu’une méthode de connaissance de soi qui n’a aucune visée thérapeutique et ne s’inscrit donc pas dans le domaine du soin. Le but de l’analyste, qui n’est pas médecin (hormis quand il est psychiatre), n’est pas de guérir les souffrances psychiques, mais de permettre au consultant d’accomplir un chemin vers lui-même qui est toujours très long (quinze ans en moyenne) et coûteux (non remboursé).
Réponse de Jean-Pierre Winter, psychanalyste, auteur d’Il n’est jamais trop tard pour choisir la psychanalyse> (La Martinière, 2001).
« Non, les psychanalystes ne méprisent pas la guérison. Ils pensent seulement que, sans élucidation du “pourquoi” elle s’est produite, elle est insuffisante. Contrairement aux TCC, la psychanalyse n’aborde pas les difficultés directement, en plaçant le patient face à ses angoisses. Elle les contourne, en invitant le patient à dire tout ce qui lui passe par la tête, même si ses propos semblent n’avoir aucun rapport avec son problème. Le psychanalyste est dans la même position qu’un général d’armée devant affronter un ennemi incomparablement plus puissant. Il ne l’attaque pas de front : il ruse. En chemin, le patient s’aperçoit souvent que celui qui l’empêche de vivre n’est pas le symptôme pour lequel il était venu consulter. Pour cette raison d’ailleurs, la psychanalyse ne prétend pas guérir des symptômes précis. La principale indication pour décider de commencer une psychanalyse est le désir de reconquérir un espace psychique, en prenant le temps nécessaire, en échappant à la frénésie du monde. La psychanalyse se veut aussi lieu de résistance à un monde de plus en plus standardisé et uniforme, qui ne se soucie pas de la singularité du désir de chacun. »
La psychanalyse refuse d’être évaluée
“Développer un programme de recherche, c’est prendre le risque de voir ses croyances contredites : c’est pourquoi certains psychothérapeutes redoutent l’évaluation” Jean Cottraux
Réponse de Gérard Pommier, psychiatre et psychanalyste, auteur de Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse (Flammarion, 2004).
« Les psychanalystes ne sont absolument pas réfractaires à l’évaluation. Bien au contraire. Cependant, les critères couramment utilisés dans les études classiques n’ont à nos yeux aucune pertinence, car ils ne correspondent pas à notre grille de lecture des symptômes et de la réalité psychique. Evaluer un patient au début, pendant et à la fin du “traitement”, comme les chercheurs le font pour tester les médicaments, influencerait le cours du travail analytique. C’est donc impossible. Et je ne vois pas pourquoi nous permettrions aux détracteurs de la psychanalyse que sont les praticiens des TCC de nous évaluer. En réalité, nous ne cessons de nous autoévaluer : en soumettant notre travail à nos pairs, en publiant des comptes-rendus de cas, que nous exposons lors de séminaires et dans des livres et des revues que chacun peut se procurer en librairie. »
Freud a menti
“Une grande partie de l’histoire […] de la psychanalyse est composée de récits pour la plupart mythiques” Allen Esterson, mathématicien
Réponse de Gérard Bonnet, psychanalyste, auteur de Comment peut-on être psychanalyste ? (L’Esprit du Temps, 2005).
« Freud, menteur ? Ces accusations sont d’autant plus grossières qu’il a eu le courage de rapporter des cas où il s’était trompé. La plupart de ceux qui sont cités sont des échecs. Freud n’a pas écrit pour étaler ses exploits, mais pour faire part de ses découvertes et montrer ses hésitations, ses tâtonnements. Peu d’analystes contemporains oseraient s’exposer autant. Concernant la validité de la psychanalyse, le problème est selon moi l’acceptation ou non d’une réalité psychique, d’un inconscient fonctionnant selon ses lois propres, différentes de celles du cerveau. Quand j’entends des patients évoquer leurs parents, leur