«Sigmund Freud s’est trompé en pensant avoir découvert l’inconscient. Ce qu’il a découvert, c’est le conscient.»
A l’occasion de la parution de son ouvrage « Le Nouvel Inconscient. Freud, Christophe Colomb des neurosciences » Lionel Naccache s’entretient avec Natalie Levisalles pour Libération (21-12-2006)
Vous avez explosé la théorie de l’inconscient freudien. Que faites-vous du reste de la psychanalyse ?
J’ai eu envie de mettre entre parenthèses le contenu de la théorie freudienne pour voir si on pouvait mettre à nu quelque chose de l’activité analytique. Et, quand on fait ça, c’est spectaculaire, quelque chose apparaît, qui est, je crois, le coeur de l’oeuvre freudienne : on voit la posture du psychanalyste. Le psychanalyste, c’est un bonhomme qui, lorsqu’il est confronté à un phénomène de la vie mentale, la sienne ou celle d’un autre, est dans une posture où il ne cherche pas à décrire, il cherche à interpréter, à construire un sens. Ce qui compte, c’est : ce que je raconte, est-ce que ça fait sens ou pas, par rapport à ce qu’on me donne. Pour moi, l’inestimable héritage de Freud est précisément cette posture consciente interprétative.
Quand vous faites ça, la question de savoir si ce que vous dites est vrai ou faux n’est plus pertinente, ce qui compte, c’est : est-ce que ça vous aide à produire du sens. Vu sous cet angle, le travail de la psychanalyse est un travail sur les fictions : on les recueille, on y fait attention et on essaie d’aider l’analysant à déplacer ces fictions si elles sont pathogènes pour lui, si elles le fixent quelque part. Le travail psychanalytique est une tentative d’aider l’analysant à utiliser ses ressources fictionnelles pour retrouver davantage de liberté dans ses actions et pensées. L’exemple du rêve est assez génial. Pour Freud, clairement, ce n’est pas le matériau du rêve qui est le plus important, c’est ce que le sujet fait du rêve, comment il le raconte. C’est dans la narration même du rêve qu’on voit apparaître le travail de la conscience du sujet. Cette posture-là est, je pense, le propre de la psychanalyse, envisagée comme une thérapeutique, mais aussi comme un rapport à soi, ou une source de connaissance.
Si je compare Freud à Christophe Colomb, c’est parce qu’il a fait une immense découverte, et, en même temps, il ne l’a pas tout à fait explicitée comme telle. Contrairement à ce qu’on pense, Freud n’est pas le découvreur de l’inconscient, mais d’une des propriétés fondamentales de notre vie consciente : lorsque nous sommes conscients, nous construisons du sens.
Si on vous suit, quelles sont les conséquences pour la psychanalyse ?
D’abord, un constat : la psychanalyse est un travail de construction de nos fictions conscientes. Freud est vraiment le découvreur du fait que, lorsque nous sommes conscients, nous passons notre temps à construire des fictions, à chercher des causalités, à scénariser le réel. Ensuite, une question se pose. Si on prend au sérieux ce que je dis, quel est le lendemain de la psychanalyse ? Qu’est-ce que c’est qu’une psychanalyse qui accepte et qui comprend ça ? Mon intuition et certains des échos que j’ai eus le confirment est que certains analystes fonctionnent déjà comme ça, ils ont cette vision de leur pratique et de ce qu’ils manipulent. Par ailleurs, je suis assez sceptique sur les tentatives d’envisager une cure psychanalytique qui serait mâtinée d’une approche neuroscientifique, ce n’est pas intéressant. Parce que le propre de la psychanalyse, c’est de plonger au coeur du sujet, avec ce qu’il est. Et, quand on est au coeur du sujet, on n’est pas dans des neurones ou des molécules, on est dans des croyances et des fictions.
En revanche, si on me suit quand je parle de l’importance de la fiction, on peut se demander quelles sont les conséquences pour les neurosciences. Cette interprétation fictionnelle, c’est une des pièces manquantes des théories scientifiques contemporaines de la conscience. Et, lorsqu’on relit les connaissances actuelles en neurosciences, on ne peut qu’être frappé. Parce que, en fait, on dispose déjà d’une neurobiologie de la fiction, même si elle ne dit pas son nom. Grâce à Freud, on peut déjà établir la véracité de cette propriété dans la conscience. L’étape suivante, c’est d’aller plus loin dans la recherche en neurosciences.
Cette faculté de scénariser le réel, dites-vous, on la voit à l’oeuvre, d’abord chez les malades, ensuite chez nous-mêmes.
Chez les malades, une fois qu’on commence à chercher, c’est spectaculaire ce qu’on trouve. L’histoire la plus merveilleuse est peut-être celle racontée par le neurobiologiste Gazzaniga (voir ci-contre), où on voit la naissance d’une fiction en labo. Mais on trouve ce genre de fiction dans quasiment toutes les maladies neurologiques. Dans le syndrome de Korsakoff, une forme d’amnésie où le patient n’enregistre plus rien, si on lui demande «Vous avez fait quoi hier soir ?» au lieu de répondre «Je ne sais pas», il va inventer quelque chose, raconter qu’il était au cinéma avec un ami par exemple. Ce qui est extraordinaire, c’est que les patients neurologiques nous mettent sous les yeux ce que nous avons retenu de Freud : la place des fictions dans nos pensées et nos discours conscients. On le voit d’autant mieux chez eux que leurs constructions sont fausses. Mais fictif ne veut pas dire faux. Simplement, quand c’est faux, c’est plus facile à voir.
Cette croyance-interprétation fonde largement l’économie de notre vie mentale, chacun d’entre nous est en permanence en train d’élaborer des hypothèses, des constructions, des fictions. La seule vraie différence, c’est que, lorsque vous êtes neurologiquement sain, vos fictions sont contraintes par le réel. Nous incorporons les données du monde extérieur pour corriger nos scénarios, pour mettre à jour nos fictions. La fiction est souvent difficile à voir, mais elle apparaît dans les situations où la réalité extérieure a peu d’effets : les souvenirs anciens, les hypothèses sur les extra-terrestres, les croyances religieuses… Nous ressemblons alors davantage aux patients qui déploient leurs interprétations à l’abri de pans entiers de la réalité.
Vous parlez du libre arbitre.
Si on regarde les choses du point de vue de la conscience et qu’on se demande où se loge la liberté humaine, il y a quelque chose de vertigineux. On peut se dire : on manipule des fictions, on y croit, elles guident notre vie, et, en même temps, elles sont illusoires, ce sont des faits de croyance. Et pourtant, du fait même qu’on y adhère, ces fictions nous permettent de gouverner des comportements, des décisions. Peut-être que notre seul ressort de liberté, c’est ça, cette illusion première. Notre liberté est quelque chose d’infime, mais c’est là qu’elle se joue, sur une illusion qui nous donne une toute petite marge de manoeuvre. Cela relativise la notion de liberté, et pourtant, cette part de fiction est la source même de notre liberté.
Lionel Naccache – Le Nouvel Inconscient. Freud, Christophe Colomb des neurosciences Odile Jacob, 464 pp., 29 €