Ce texte est paru dans Libération le 24 janvier 2007
Face à l’intérêt actuel sur le bourreau, il faut essayer de comprendre ce qui fit l’humiliation française.
De Gaulle se fût satisfait d’une condamnation morale de Pétain, l’assignant à résidence; son désaveu du vichysme était assez clair depuis le 18 juin. Les juges du maréchal furent moins cléments, peut-être par souci d’afficher le leur? Ils prononcèrent la condamnation à mort. Les résistants, lors du procès Papon, dirent la difficulté de comprendre la grisaille de ces années, et donc de juger de façon équitable; mais la société avait entre-temps pris la mesure du forfait perpétré contre les Juifs. La notion de crime contre l’humanité, imprescriptible, avait pris consistance; la honte française d’avoir prêté main-forte l’emporta sur l’argument d’anachronisme. Une déclaration du président Chirac, lors d’un anniversaire de la rafle du Vél d’Hiv, voulut apurer la relation française au passé vichyste, considérant une collaboration d’Etat avec le régime nazi : elle heurta les résistants, qui s’étaient battus pour la rendre inconcevable. Et le passé n’en fut pas apuré : les procès intentés à la SNCF témoignent que la plaie n’est pas refermée. Ils reposent sur des arguments juridiques ténus, laissant transparaître l’enjeu souterrain: l’humiliation est au cœur des griefs dont il est demandé réparation. Comment ne pas compatir à ceux dont les parents furent emmenés à l’abattoir comme du bétail ?
Or on peut remarquer que surgit une interrogation contemporaine sur le bourreau : roman de rentrée, magazines, émissions de radio et débats télévisés, tous s’interrogent sur ce qui anime le bourreau. La réponse est pourtant connue : un désir d’humilier, cherchant à purger un sentiment personnel d’humiliation en le faisant subir à autrui. Les Allemands, humiliés par 1919, devinrent de grands bourreaux, s’abritant derrière l’idéologie. Les Français furent humiliés en 1940, certains devinrent de petits bourreaux, s’engouffrant dans ce que l’on appelle en psychologie l’identification à l’agresseur : soumis à l’occupant, ils précédèrent ses attentes. Tout cela n’est pas grandiose ; mais la vie d’âme, celle des individus comme des peuples, n’est pas faite que de grandiose.
L’explication ne vaut pas acceptation ; la compréhension n’est pas l’excuse. La honte de ce qui s’est passé alors, et qui vit des gendarmes, sur ordre, séparer des enfants de leur mère, demeure une plaie à vif qui hante toute conscience française. Mais les prétentions de la justice à soulager la blessure des enfants de déportés pourraient, par un effet détourné, favoriser la résurgence d’une fascination pour le bourreau. En décidant d’une réparation matérielle (payable par la SNCF, donc par chacun), la justice modifie la dette morale de tout Français à l’égard de la communauté juive, et des déportés en général. Chacun portait en conscience la faute indicible, «irréparable» ; la justice en fait un délit, non certes perpétré par chacun, mais au nom de tous. Le risque est alors que l’intérêt pour le nazi ne soit que le retour du refoulé de la conscience collective et ne tourne à la fascination nauséabonde.
La seule solution pour l’empêcher, c’est d’exorciser le problème à sa racine : non pas ressasser les méfaits, aussi horrifiants aient-ils été, mais comprendre ce qui fit l’humiliation française, et sa soumission au forfait programmé. Comment la France, si digne durant l’entre-deux-guerres, en particulier vis-à-vis de la République espagnole, sombra-t-elle, au point de se ployer aux idéaux totalitaires ? Cette soumission est d’autant plus amère que l’Angleterre, ambiguë dans le même temps (passivité face au franquisme, appeasement vis-à-vis de l’Allemagne), sut se ressaisir et sortit de la guerre la tête haute. Il y a là pour les Français une page tragique ; l’assumer, c’est tirer les leçons de ce qui fit la résignation, alors que la France n’avait pas, comme le rappelait De Gaulle, tiré toutes ses cartouches. C’est dans l’état du lien social d’alors qu’il faut chercher une réflexion utile pour celui d’aujourd’hui.
Christian Flavigny est psychanalyste (hôpital la Salpêtrière) et pédo-psychiatre (hôpital de Ville-Evrard) Dernier ouvrage paru: Parents d’aujourd’hui, enfant de toujours, Armand Colin, 2006.