Un psychanalyste français, nommé Félix Guattari, a un jour expliqué qu’il n’existait que des formules d’inconscient. L’inconscient est, par définition, inaccessible à la conscience : nous ne pouvons que le déduire de la façon dont on suppose qu’il se manifeste dans notre conscient (les fameuses formations de l’inconscient).
Se remémorer, par exemple, un souvenir que l’on a vécu et que l’on avait totalement oublié, laisse supposer que ce souvenir reposait dans un endroit inaccessible jusqu’à sa ressouvenance : cet endroit est appelé par la psychanalyse l’inconscient. Mais il ne faut pas croire que l’inconscient est l’apanage – théorique – des psychanalystes. Depuis que l’humanité est l’humanité, l’inconscient a été une préoccupation tout autant pour les prêtres que pour les philosophes – il suffit de voir les multiples interprétations proposées aux rêves à toutes époques et en tous lieux, avant que Freud, lui-même, en propose une en 1900.
Qu’est-ce donc qu’une formule d’inconscient ? C’est une conception théorique ou pratique qui permet de formuler ce qu’est ce lieu, cette dynamique, cette économie – comme on voudra – que l’on appelle inconscient. Entre la formule d’inconscient de Platon, de Schopenhauer, de Nietzsche, de Freud, de Lacan ou de Deleuze et Guattari, il n’y a que peu de points communs. L’inconscient peut en effet être posé comme le lieu de la vérité (le monde des Idées) qui s’oppose aux apparences trompeuses ; comme le lieu d’une volonté pessimiste à jamais inaccessible ; comme la puissance de la vie en tant qu’elle ne s’exprime que par contradictions ; comme le lieu (aspect topologique) où des pulsions tentent de s’exprimer (aspect dynamique) avec certains arrangements à faire entre principe de plaisir et principe de réalité (aspect économique) ; comme une suite de signifiants s’articulant et se désarticulant, de façon linguistique ; ou encore comme une usine à produire du désir.
Dès lors, poser la question de la compatibilité de l’inconscient avec la liberté reviendrait à répondre à cette première difficile question : pourquoi construit-on (ou choisit-on) telle ou telle formule d’inconscient ? N’est-ce pas, justement, pour faire avec un autre concept beaucoup plus philosophique que psychanalytique : la liberté ?
On pourra donc penser que, justement, la construction de telle ou telle formule d’inconscient se fera en fonction de l’idée que l’on se fait de la liberté : reprenons nos six génies (dont le dernier à deux têtes) : la liberté, pour le premier, est inaccessible au monde des phénomènes et propre à celui des dieux et des Idées ; elle est source de désespoir pour le second ; promise à une humanité supérieure, plus libre que l’humanité trop humaine pour le troisième ; elle est, pour le père de la psychanalyse, forcément soumise à la castration qui est la seule condition de la vie individuelle civilisée ; elle n’a, pour le psychanalyste français au cigare tordu, rien à voir avec le sujet contemporain forcément barré à lui-même ; elle est, pour Deleuze-Guattari, dépendante d’un état de territorialisation subjective plus ou moins aliénée.
Comme on le voit, la philosophie ou la psychanalyse – dans les quelques exemples ici pris (certes pas au hasard) –, lorsqu’elles construisent le concept d’inconscient, semblent justement le faire pour tenter de penser la limite de l’exercice de la liberté humaine – de la liberté consciente de l’humanité. D’un tel constat, il serait facile d’en conclure que l’inconscient est incompatible avec la liberté – que les formules d’inconscient n’ont été construites que pour comprendre les limites de la liberté consciente. Et, dès lors, on pourrait poser que, sans inconscient, il n’y aurait plus de bornes à la liberté : ce qui reviendrait à dire que, sans inconscient, l’homme serait totalement libre. Une telle affirmation serait probablement réfutée par la plupart des psychanalystes qui ne pensent la liberté qu’accompagnée de ses limitations – qui posent, autrement dit, que la liberté ne se pense que par les limites qu’elle s’impose. Refuser de voir les chaînes qui vous retiennent ne vous rend pas plus libre.
Mais ce n’est pas parce que la psychanalyse nous propose de prendre conscience qu’enchaînés, nous le sommes, qu’il ne faut pas rester vigilant sur le fait qu’elle puisse, aussi, participer de notre aliénation – autrement dit : qu’elle ne nous enchaîne. La limite entre l’enseignement des limites de notre liberté (qui est une construction de ladite liberté) et l’imposition de contraintes à cette liberté, cette limite est bien mince.
Quoi qu’il en soit, il est certainement beaucoup plus aliénant de laisser à des prêtres, des moralistes ou des savant ce qui, s’il existe, est la chose la mieux partagée du monde (à savoir l’inconscient), que d’essayer de faire preuve de plus de liberté en vouant sa vie à construire sa propre formule d’inconscient – fût-elle le moyen de rendre plus conscientes les chaînes qui nous aliènent. Toute défense de la psychanalyse ne peut faire l’économie d’une telle question.
De toute façon, ne pas se risquer ainsi à l’abîme, c’est risquer de laisser entre des mains pas forcément bien intentionnées ce qui fait notre humanité, des mains qui vous diront non pas ce qu’est l’inconscient, mais ce qu’il doit être, finiront peut-être par vous en persuader, et par là vous ôterons tout libre-arbitre.
Vos mains sont-elles mieux intentionnées ? Tout dépend évidemment de votre inconscient !