Freud, en 1904, avait déconseillé d’entreprendre une psychanalyse avec des personnes de plus de 50 ans. Il estimait que la diminution de leur plasticité psychique et l’accumulation de leurs souvenirs ne le leur permettaient pas. Pourtant, en psychanalyse, la liberté de jouer avec tous les fantasmes sans les agir, permet d’espérer acquérir une meilleure plasticité psychique.
Par ailleurs, le travail de l’inconscient met en évidence que les souvenirs ne s’accumulent pas comme des matériaux dont la liste se rallonge, mais que chacun de nous combine inconsciemment entre eux les souvenirs dans un remodelage incessant qui crée à chaque instant l’unité de la personne totale. La difficulté rencontrée dans une analyse est donc moins en relation avec la quantité de souvenirs qu’avec la capacité de les intégrer. D’ailleurs Freud a été le premier à nous démontrer que cette plasticité et cette création synthétique constante ne s’arrêtent pas à 50 ans, car il a repris et remanié sans cesse ses écrits jusqu’à sa mort à 82 ans.
C’est pourquoi il n’est pas étonnant que, pour peu que nous leurs en donnions l’occasion, certaines personnes ayant largement dépassé l’âge de la retraite aient le désir d’entreprendre l’aventure que représente une psychanalyse ; et cela, pour le plaisir de mieux vivre la fin de leur vie et de la situer dans une histoire interne personnelle qui prenne sens.
Sur le plan de la réalité, il y a des données que nous ne pouvons pas modifier en tant que données de base. Par exemple, nous sommes nés dans telle famille, dans tel pays, avec telle constitution physique et psychique. Il y a des nourrissons qui naissent avec un seuil d’angoisse très bas, un rien les traumatise, alors que d’autres naissent avec un seuil élevé et ils supportent aisément les frustrations. Il y a également dans notre vie des événements auxquels nous ne pouvons rien : tel membre du jury qui aurait voté contre nous est absent le jour de l’examen et voilà qu’à une voix près nous sommes acceptés. Ces données de base sont comme des matériaux que nous aurions reçus, nous avons reçus ceux là et pas d’autres. Mais avec ces matériaux, c’est à nous de jouer. Notre regard sur les matériaux reçus permet de découvrir leur valeur, et d’en tirer le meilleur parti possible pour construire ce qui nous convient le mieux. C’est là, à mon avis, que la psychanalyse intervient. En tenant compte de sa vie fantasmatique, un analysant peut découvrir un éclairage nouveau qui, modifiant la perception de ses données de base, change sa façon de concevoir son présent, mais aussi son passé et son avenir. C’est un changement qualitatif.
Il est vrai que cette observation peut être faite avec tous nos patients, quelque soit leur âge. Il est fréquent par exemple qu’un patient nous aborde dans les entretiens préliminaires en nous montrant que sa souffrance actuelle est en relation avec l’attitude qu’ont eue ses parents maintenant décédés. « Mes parents ne sont plus là, impossible de les changer, ce n’est donc plus la peine d’y penser ». Or le plus souvent, un patient découvre avec surprise que la vision qu’il a de ses parents change sans cesse au cours de l’analyse : ils ne sont pas les mêmes en début et en fin d’analyse. L’évolution de son regard lui permet de découvrir des aspects de ses parents qu’il n’avait jamais perçu autrefois. Cette découverte déjà étonnante pour un patient jeune, est encore plus surprenante pour un analysant âgé : il croyait sa vie presque terminée et voilà que son regard ayant changé, c’est toute sa vie qui lui paraît modifiée.
Ce changement de regard du patient modifiant ses objets internes m’amène à dire : « Non ! Pour les personnes âgées, comme pour les personnes jeunes les jeux ne sont jamais faits ! » Nous savons bien que la dernière réplique d’un roman ou d’une pièce de théâtre peut changer tout le sens de l’ouvrage ; pour une vie il en est de même : le dernier épisode peut en changer tout le sens. C’est pourquoi H. Danon-Boileau (2000. De la vieillesse à la mort) aime utiliser l’expression « mourir utile » que j’élargis à « vieillir utile ».
J’ai pu réaliser qu’en psychanalyse, le fonctionnement psychique d’une personne âgée n’est pas fondamentalement différent de celui d’une personne plus jeune. C’est pourquoi d’une façon générale, la technique utilisée par le thérapeute dans les deux cas, à 80 comme à 20 ans, reste la même.
Toutefois il y a une demande prioritaire, exprimée souvent de façon latente, qui apparaît spécialement chez les personnes âgées lorsqu’elles s’adressent à un psychanalyste: elles aimeraient porter un regard sur l’ensemble de leur histoire personnelle interne afin de pouvoir y situer la fin de leur vie. Elles ont besoin de trouver une cohérence intérieure à leur existence. Cela ne signifie pas juxtaposer simplement les événements de sa vie pour en faire une histoire : il s’agit d’en faire une histoire totale qui ait un sens.
Souvent une personne âgée nous dit : “Tous les jours se ressemblent, rien ne se passe, à quoi bon vivre ?” Il s’agit d’une forme de réaction dépressive qui consiste à figer le temps et l’espace. Des actes répétitifs de la vie sont alors vécus comme dépourvus d’utilité ou de signification, et sans évolution avec le temps. Cela fait penser à une personne qui pédalerait sur place avec un vélo d’appartement et ne s’intéresserait qu’à son pédalage, alors qu’une autre personne pourrait accomplir les mêmes mouvements de pédalage avec une bicyclette qui avancerait, et en pensant à l’ensemble du voyage, ce qui changerait tout.
Il y a des moments où le voyageur de la vie, surtout en fin de vie, a l’impression de pédaler sur place. Il a quitté la vue aérienne du trajet : il ne voit plus que la juxtaposition d’instantanés répétitifs. Il a parfois alors besoin d’aide pour considérer l’ensemble du voyage, pour reconstruire sa propre histoire interne.
Le besoin de trouver une cohérence à sa vie s’intensifie souvent au moment de la quitter car c’est une façon d’en prendre possession. Je pense, en effet, qu’il est difficile de céder sa place avant d’en avoir trouvé une, de quitter la vie en paix avant d’avoir le sentiment d’en avoir une, de terminer son histoire interne avant qu’elle soit devenue une histoire totale, la sienne.
Le radotage de certains vieillards est un essai caricatural de constituer leur propre histoire. En répétant dans un radotage sans fin les mêmes épisodes, sans les relier de façon vivante au présent et au futur, ils ne font que juxtaposer des événements. Ils se donnent l’illusion de chercher à reconstruire leur histoire interne, mais inconsciemment ils se défendent ainsi contre l’angoisse de la mort : ils figent leur histoire interne. Pour dépasser ce conflit, les personnes âgées ont parfois besoin d’aide.
Un autre élément est omniprésent dans l’analyse des personnes âgées : le sentiment que la fin de leur vie est proche colore leur mode de penser ainsi que la perception de leur environnement. Même si elles n’en parlent pas directement, la plupart des personnes âgées se posent des questions au sujet de leur mort et par ricochet au sujet de leur vie. De telle sorte que, d’une façon plus ou moins déclarée, elles s’interrogent sur le sens de la vie.
La psychanalyse ne peut pas donner de réponse à ces questions existentielles fondamentales. Chacun découvre sa réponse par lui-même, pour lui-même, et la crée. Mais la psychanalyse peut parfois donner des points de repère. J’ai été frappée de voir comment certains patients âgés en psychanalyse passent de l’inquiétude par rapport à eux-mêmes à la sollicitude envers les autres.
En effet, la sollicitude pour les autres peut se manifester chez un patient âgé par son besoin de se réconcilier, en lui-même, avec les personnes qui comptent, ou qui ont compté dans sa vie. Ces personnes peuvent être décédées depuis longtemps, elles n’en font pas moins partie du monde interne actuel du patient âgé ; elles y sont présentes sous forme d’objets internes, avec lesquels le patient âgé a besoin d’entretenir de bonnes relations. Pour quitter la vie en paix, il s’agit de créer en lui-même une image neuve des personnes qui ont été importantes pour lui, une image-synthèse faite à partir de ses qualités mais aussi de ses défauts et sans cacher ses ressentiments à leur égard.
En guise de conclusion, je relèverai que, lorsque le monde externe d’une personne s’appauvrit, il devient vital pour elle que son monde interne s’enrichisse ou s’approfondisse.
Genève, mars 2007