Pourquoi est-il si difficile de parler de son suicide ou de ses idées suicide ?
Dans le cours d’une psychanalyse, il est rare que le sujet évoque des idées de suicide. Il peut parfois évoquer des fantasmes de suicide bien sûr. Mais, il y a quelque chose de contradictoire entre une demande adressée à un analyste et la volonté de se supprimer. L’idée que le psychanalyste en saurait quelque chose ? La demande d’attention de la part du psychanalyste ? La recherche de sa sollicitude ? Le fait d’avoir à payer pour ce que l’on dit ?
Toujours est-il que le névrosé parle, cherche et réfléchit. Sa demande auprès du psychanalyste est un appui. Elle semble l’écarter un temps de la destruction.
Mais, il semblerait que les choses soient différentes quand une personne vient de passer à l’acte suicidaire. Je ne parlerai pas de ceux qui y sont décidé (de longue date ou pas). Là, c’est clair et direct. Le sujet ne doute pas. Il cherche à savoir comment y parvenir. Ces personnes demandent-ils de l’aide ? Parfois, ils viennent voir leur médecin un peu avant comme pour leur annoncer la funeste nouvelle. Malheureusement, beaucoup ne demandent rien et ne préviennent pas.
Les autres exposent leur idée de suicide sans qu’ils y soient résolus. Ils rencontrent une difficulté très spéciale à en parler. Ils ne peuvent s’en expliquer. Le psychanalyste rencontre cette personne le plus souvent après son passage à l’acte. Il ne vient pas de lui-même, c’est plutôt son entourage qui l’y a poussé. L’auteur du passage à l’acte se sent perplexe. Il est d’ailleurs banal de constater qu’il a du mal à s’y reconnaître.
« J’ai pris des médicaments, mais, je ne voulais pas me supprimer ». « Jamais je ne me serais cru capable d’en arriver là, comment cela se fait-il ? » « C’est un accident mais, maintenant, je vais bien », « J’ai tout ce qu’il me faut dans la vie, un mari, des enfants, une maison. Donc, je n’ai aucune raison de recommencer », « j’essaie d’oublier ces idées là », etc…
Le suicide lui parait une énigme. Il est étrange. Son auteur souhaite jeter ces choses là aux oubliettes. Il cherche à effacer ça au plus vite pour passer à autre chose. Quitte à se le voir revenir en pleine face quelques jours ou quelques mois après. Il s’empresse même parfois de chercher à rassurer faussement son entourage ou son médecin. Cette difficulté à en parler peut conduire l’auteur de l’acte à ne jamais en parler autour de lui.
Première inconstancedu suicide
Si bien que l’idée de son suicide est quelque chose de désagréable aux yeux du sujet qui est prompt à la repousser. Elle revêt une dimension incompréhensible et hétérogène à soi-même. Des années après un suicide, certains ont d’ailleurs encore beaucoup de mal à en préciser les causes. Si bien que pour ces personnes, le renoncement à en savoir quelque chose parait fréquent à un moment ou à un autre. Ils ne veulent rien en savoir.
Pourtant, ce sont bien les choses bizarres, la singularité de nos actions, qui pourraient nous permettre d’en savoir un peu plus sur nous-mêmes. Mais, au lieu de chercher à se connaître, beaucoup préfèrent croire qu’il n’est pas possible que cela recommence. Cette incroyance est la première forme d’inconstance du suicide. L’inconstance est la possibilité de ne pas y croire. Elle a été exposée quand à l’amour, par Marivaux.
De fait, les sujets qui prennent toutefois la peine de chercher à en éclaircir les motifs et les causes, semblent devoir fournir un effort particulier pour y faire face. Ils en ont l’idée. Mais, cette idée est saugrenue. Il n’y croient pas jusqu’au jour où ils le font presque malgré eux. Comme par surprise.
Car l’idée du suicide échappe aux représentations habituelles du sujet. La peur de la mort est très puissante. En réalité, personne ne croit à sa propre mort. Tout en sachant que tout homme est mortel, la religion et la politique montrent que nous passons notre temps à démentir ce fait. La religion promet la vie éternelle, la politique les lendemains qui chantent. La peur de la mort nous force à rejeter cette idée sur des choses lointaines rarement réalisées et qui nous sont extérieures. Ce qui permet au sujet de se dire que tout ça n’est pas pour lui. Il y a bien en moi quelque chose d’occulte qui m’amène à l’idée de mon suicide, mais je n’y crois pas. Tout ça n’est pas pour moi.
Pour celui qui envisage de se suicider, il est urgent de chercher à savoir pourquoi en s’adressant à quelqu’un d’autre. De ce point de vue, le simple passage chez le psychanalyste est déjà une victoire car au moins une première pierre est posée.
Deuxième inconstance du suicide
Du côté du psychanalyste c’est un piège. La tendance à la destruction existe, mais est-elle toujours présente dans l’esprit de mon patient ? N’est-il pas plus facile pour le psychanalyste de se dire : « ce n’est pas possible », « ça n’arrivera pas puisque mon patient l’élude ? », « c’est un fantasme, donc pas réaliste et ça le protège ! ». Car, de l’acte à la pensée, il y aurait un monde. Car ce que l’on dit, on ne le ferait pas ?
Je trouve qu’il y a avec la tendance à se détruire, un effort particulier à fournir du côté du psychanalyste aussi. Cette tendance est de l’ordre de l’incroyable. Une tendance à dépasser. Le psychanalyste espère l’idée du suicide comme « non avenue » ou « non à venir ». Comme les tours du 11 septembre 2001. On imagine la catastrophe possible. Mais, bien sûr, ce ne serait que de l’imagination. A ce titre farfelue, irréaliste, donc « impossible » !
Et puis les surprises arrivent. L’écran se crève, le rideau se lève sur le désastre. Les tours sont bel et bien détruites. Le passage à l’acte a détonné. « La scène a entièrement changé, tout se passe comme si quelque comédie eût été soudainement interrompue par un évènement réel, par exemple comme lorsque le feu éclate pendant une représentation théâtrale » (Freud). C’est arrivé et le psychanalyste n’y comprend rien !
En somme, bien que le psychanalyste en ait déjà fait l’expérience avec d’autres ou qu’on lui en ai déjà assez parlé pour être prévenu de la réalité du suicide, c’est comme si le psychanalyste continuait à ne pas y croire. Cette forme d’incroyance est une deuxième forme d’inconstance du suicide, différente de la première.
Voilà pourquoi il est important pour les psychanalystes de ne pas se laisser gagner par l’incroyable pourtant constamment possible. On ne badine pas avec le suicide !
De fait le suicide indique un point aveugle du sujet que le psychanalyste a intérêt à savoir reconnaître et ne pas sous-estimer. Le suicide exerce une sorte de fascination bilatérale qui empêche d’y voir clair. Le psychanalyste doit apprendre à y croire. De chaque côté du suicide, du côté du suicidaire et du côté du psychanalyste, cette double inconstance contribue à alimenter l’incroyance et à détourner de la réflexion, de la pensée et de la discussion.
Le suicide échappe aux représentations du sujet tant il peut lui paraître étrange. Donc, le sujet aura tendance à parler au psychanalyste de tout sauf de ça. Si le psychanalyste n’y croit pas, il se disqualifie. Si le psychanalyste lui en parle, il manque sa cible. En effet, le sujet ne veut rien en savoir. Si le psychanalyste prend position, ce qu’il dit tombe sous le coup de ce refus. Il se trouve à nouveau disqualifié.
Incroyable !
Si personne ne croit à sa propre mort, nous pensons tout de même que la mort a une signification. Un sens que ni la civilisation, ni la science n’ont réussi à effacer. De nos jours, le spiritisme en est la trace. Contre toute évidence, le spiritisme affirme la vie des morts.
En effet, la mort signifie que celui qui décédé est « l’ennemi du survivant et veut l’entraîner avec lui » (Freud). C’est un fait clinique tout aussi banal que l’inconstance et l’incroyance. Dans la boulle de cristal du voyant, la grand-mère fait un petit signe au sujet transi. Les rêves après un deuil sont remplis de ces revenants qui appèlent le sujet. Dans la psychose, un être disparu est souvent celui qui prête sa voix aux hallucinations pour harceler le sujet.
Il s’agit pour le sujet du désir de revenir à un état antérieur. Un temps d’avant la dureté de la vie, celui du sein maternel ou de l’utérus qui l’a enfanté.
C’est pourquoi l’idée du suicide est étrange. C’est une rencontre avec les forces infantiles dont le sujet a toujours eu peur. Il comprend que contrairement à ce qu’il a toujours cru, qu’il n’y échappera pas le moins du monde. Il réalise qu’il peut tout aussi bien être cette marionnette inanimée qu’il voit chez les autres ou qu’il est réduit à ces déchets qu’il croise tous les jours. Ces pièces détachées comme les têtes coupées, les mains détachées ou les sexes arrachés que l’on aperçoit dans nombre de séries télévisées ou au cinéma.
Quand elle est dégagée du spiritisme, cette prise de conscience fulgurante et destructrice est dramatique. Elle pousse en effet de nombreux sujets à réaliser en acte le sens de leur destinée et donc à se tuer. Elle est insupportable. Elle met à nu ce qu’est le sujet. Ce dernier risque de ne jamais s’en remettre. Face à cela, la parole parait bien faible et dérisoire. C’est une « pellicule » de vernis sur le réel, une mince pellicule sous laquelle l’effroi ne demande qu’à percer (Freud). Et que les mots presque par définition, ont bien du mal à endiguer.
Que faire face à cela ?
Je ne connais que des pistes dont je ne suis pas certain. Je persiste à croire que parler reste la seule façon de s’y prendre avec la tendance suicide. Il s’agit d’aider le sujet à ne pas écarter une part de lui-même. C’est une tentative de suture par les mots. Une offre à cerner le réel par des mots pour en limiter la jouissance comme un bataillon encercle une patrouille adverse. La psychanalyse permet de reprendre l’élaboration d’un fantasme mortel et donne l’occasion au sujet de le mettre à distance. Le psychanalyste propose d’incarner dans le transfert la part occulte et effrayante du sujet (d’où l’effroi que suscite la psychanalyse). Il donne au sujet l’occasion de déplacer son effroi sur un autre et non pas sur lui-même pour ensuite pouvoir l’assumer en propre.
Lille, le 9 juin 2007