Cette question touche un point d’éthique qui fonde ma pratique, la pratique de la psychanalyse. Car, y a-t-il aujourd’hui d’autres lieux où se garantit la confidentialité de la parole énoncée ? Dans nos sociétés modernes, où le phantasme de transparence rejoint la pratique de l’évaluation statistique, même le secret médical est contesté, et on y parle de la nécessité d’un « secret partagé » avec les services sociaux.
Toute ma pratique, tant auprès des enfants, des adolescents, que des adultes, tient à cet engagement de « ne pas disposer de la parole de l’autre qui vient me la confier ».
Lorsqu’un adulte, majeur et responsable, vient faire une demande à un analyste, c’est qu’il est en grande souffrance psychique. C’est rarement pour tenter de se connaître intellectuellement, comme c’est, dit-on, le cas lors des demandes qui sont de l’ordre de ce que certains nomment « le développement personnel ». Cette souffrance psychique n’est pas obligatoirement perceptible par l’entourage, même s’il arrive souvent qu’elle le soit. En tous les cas, la personne a le sentiment de se trouver dans une impasse, s’aperçoit que les meilleurs des amis ne peuvent l’aider, qu’elle ne pourra pas dépasser seule cette souffrance, et formule une demande. Le moment où elle est formulée, et son adresse, ne sont jamais anodins et introduisent d’emblée l’importance du « transfert » découvert par Freud.
C’est, souvent, lors du premier entretien que vient se spécifier la différence entre l’écoute psychologique et l’écoute psychanalytique. Et l’analyste en sait quelque chose, puisque lui-même, qui occupe cette place d’analyste, a fait une analyse, condition qui est absolument nécessaire, même si elle n’est pas suffisante, pour s’y autoriser. Freud sur ce point est sans équivoque.
Ce premier rendez vous est donc de l’ordre de la « rencontre ».
Si, pour l’analysant, la règle d’or s’énonce ainsi : « dites tout ce qui vous vient à l’esprit, ce qui « tombe en vous », sans crainte d’être jugé, sans censure et en énonçant les choses que l’on préférerait taire ou celles qui paraissent anodines », la règle que j’énonce aussi, et qui me concerne en tant que celle qui va recueillir cette parole, est la suivante : « je ne disposerai pas de votre parole, et donc tout ce qui se dit en ce lieu demeurera confidentiel ».
Il arrive en effet que des personnes soient adressées par quelqu’un que je pourrai rencontrer, et cette précision prend, là, valeur d’engagement. A cet engagement de l’analysant dans sa parole, vient répondre l’engagement éthique du psychanalyste de ne pas en disposer. Mais, même si la personne qui fait cette demande vient du fait d’avoir simplement consulté l’annuaire, cette règle a toute son importance, et ce en tant qu’elle est de l’ordre du Symbolique.
Qu’est-ce que le symbole ?
L’étymologie du mot est grecque : « sumbolon ». A l’origine de ce terme existe une coutume antique : deux personnes qui voulaient conclure un acte et avoir un gage de reconnaissance, brisaient un objet en deux, chacune en gardant la moitié. Il suffisait ensuite que l’une présente à l’autre, ou à ses descendants, la moitié de l’objet pour que le lien soit établi, et que le pacte soit retrouvé. Dans le « symbole », il reste quelque chose de cet ordre là, qui concerne la notion de pacte où deux éléments s’en réfèrent à un troisième. Certes, ce que le symbole établi, c’est un rapport entre deux éléments, rapport qui montre que quelque chose a bien eu lieu, qu’une correspondance existe. Cette correspondance a une signification qui ne vient pas des objets eux-mêmes, (les morceaux de poterie par exemple), mais que les objets nous permettent de comprendre, c’est-à-dire de ce qu’ils représentent. Le symbole renvoie donc au « mot de passe », il est un lien, en cela singulièrement différent de l’image, et du signe. C’est donc la parole qui est l’essence même du symbole.
Ainsi, énoncer cette règle, c’est mettre la cure qui pourrait s’engager, ce « travail de parole », sous l’égide du Symbolique. C’est une façon d’énoncer que ce qui fait loi, ce n’est pas un pseudo pouvoir de l’analyste, mais l’engagement de chacun dans la parole, le silence étant une des modalités de la parole. Et même si les modalités de cette parole ne sont pas transitives, c’est-à-dire même si l’analyste ne parle pas de lui et de ses états d’âme, il s’engage lui aussi en tant qu’être de langage.
Il y a un risque, et un enjeu, à respecter cette règle de « tout dire » : celui d’interroger le désir. Les enfants, peut-être plus que les adultes, le savent bien, qui ne pipent mot sur leurs soucis intimes, (les leurs, et pas ceux qui ont amenés les parents à consulter), tant que le terrain n’est pas correctement balisé.
Et, pour moi, est toujours vivace cet émerveillement du tranchant de la parole, lequel demeure intact après des années de pratique, lorsque je constate les effets libérateurs pour le sujet de mon engagement de ne pas disposer de sa parole. En effet, dans la pratique avec des mineurs, la question qui se pose est « qui demande quoi ? »
Or, il n’est possible de dégager s’il y a une réelle demande du mineur, ou un refus de parler « à un psy », que si le psychanalyste, d’abord, lui énonce que tout ce qu’il dira dans son bureau demeurera confidentiel, même si par ailleurs, quant à lui, l’enfant peut dire ce qu’il veut à ses parents. Ensuite, j’aborde le fait que ce que les parents pourraient me dire en l’absence de leur enfant et qui le concernera, lui sera rapporté, à l’exclusion de ce qui concerne ses parents en tant qu’homme et femme. C’est donc considérer chacun comme un sujet à part entière, mais aussi c’est affirmer que tout ce qui concerne les parents en tant qu’être sexués, ne doit pas obligatoirement être connu de l’enfant. J’ai en effet pu constater combien est présent ce phantasme qu’il faudrait « tout dire » à ses enfants, alors qu’il importe plutôt de savoir quelle place on occupe. Enfin, le troisième aspect que j’aborde est le suivant : Au-delà des premiers entretiens, je ne reçois pas un enfant de façon régulière, s’il n’en manifeste pas le désir.
Là encore il s’agit d’un pacte symbolique. L’enfant le mettra à l’épreuve, lui qui, souvent, refusera dans un premier temps de venir, afin de tester mon propre rapport à la parole. J’en avertis les parents et leur demande d’être attentif à toute demande de l’enfant, ou toute évocation de ces séances. Il arrive couramment qu’une demande surgisse assez rapidement et qui permet que l’enfant commence un travail pour lui-même.
Toutefois il y a deux exceptions à cette règle de stricte confidentialité :
Pour l’une, j’en ai l’expérience du fait de recevoir des enfants pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance. Cette exception tient à ce qu’impose la loi juridique, certes, mais surtout à ce qui se joue pour un enfant lorsque un secret mortifère (passage à l’acte incestueux sur l’enfant ou l’adolescent) vient interroger le sens de la confidentialité d’une cure psychanalytique. Dans ce cas, il importe de porter et de permettre à l’enfant de porter sa parole vers l’adulte tutélaire qui interpellera le juridique. Car, alors, ce qui est en jeu dans l’analyse est l’intime sidéré par le poids d’un secret contraint, compact, ravageur de l’intime.
L’autre occurrence tient à ce que les psychanalystes appellent « le contrôle », qui est en quelque sorte une « formation continue » auprès d’un psychanalyste avec qui pourront être abordées les difficultés intrinsèques à cet exercice d’occuper la place de l’analyste, et afin que l’analyste, qui s’y risque, réinvente sa pratique séance après séance.
Avignon-Montfavet, le 7 décembre 2007