Chacun se souvient de la petite phrase de Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, sur le fait que le but des programmes de télévision était de vendre du « temps de cerveau disponible » aux annonceurs publicitaires. On avait alors, à juste titre, parlé de « formatage des cerveaux ». Mais le paysage audiovisuel ne formate pas le cerveau de nos bébés de la même façon que le nôtre. Chez eux, il perturbe la construction de la boîte à outils de l’imaginaire.
Pour le comprendre, rappelons que chez le bébé, le plus important ne consiste pas en représentations d’action, mais en sensations et en émotions(1) . Il est engagé dans la construction de différents invariants de l’expérience de soi plutôt que dans la mémorisation d’actions sociales. Il apprend à se percevoir comme un être qui ressent, qui agit, et qui a des perceptions au sujet de son propre corps. Ces premières expériences organisées autour de la perception de soi comme agent ou spectateur du monde impliquent le regard ou d’autres sens, et participent à l’édification du premier noyau du soi.
Prenons maintenant l’exemple d’une situation d’interaction réelle : un adulte sourit à un bébé, celui-ci répond par un sourire plus large encore dans une spirale à rétroaction positive. En revanche, si le bébé regarde un visage qui lui sourit sur un écran, il va sourire à son tour, mais ce visage ne va pas se modifier sous l’effet de son sourire. La boucle d’interaction est brisée. Pire encore, un changement de plan va faire apparaître autre chose sur l’écran de telle façon que la situation émotionnelle et sensorielle du sourire partagé est interrompue. Le nourrisson est dans la situation « d’être » et de « n’être pas » à la fois avec un autre, et il intériorise des relations en écho constamment avortées. Autrement dit, sans bouger et les yeux rivés à l’écran, cet enfant apprend l’instabilité…
(1) Stern, D. (1989) Le Monde interpersonnel du nourrisson, Paris : PUF.