Jacques Sédat et Paul-Laurent Assoun s’entretiennent avec Robert Maggiori et Jean-Baptiste Marongiu pour Liberation (04-05-2006)

Née au XIXe siècle, la psychanalyse a pris son essor, malgré crises et schismes, tout au long du XXe siècle, pendant la vie de Freud et après sa disparition. Aujourd’hui, certains ne voient pour elle que l’«illusion d’un avenir». Peut-on dire au contraire qu’elle a encore une force propulsive, qui la pousse à approfondir l’exploration du «réel inconscient» et élargir la gamme de ses concepts ? Pour en parler, nous avons questionné le psychanalyste Jacques Sédat, d’Espace analytique, vice-président de l’Association Internationale d’histoire de la psychanalyse, et Paul-Laurent Assoun, psychanalyste lui aussi, professeur à l’université de Paris-VII, qui vient de publier Leçons psychanalytiques sur le transfert (Anthropos/Economica).
 

Au bout de 150 ans, peut-on dire ce qu’a été la psychanalyse, ou ce qu’a été «l’événement Freud» ?

Paul-Laurent Assoun. L’«événement», associé au nom propre de Freud, c’est qu’il est devenu problématique d’être dupe de cette part activement insue de soi-même que l’on désigne sous ce terme d’inconscient. L’«événement», c’est que le sujet se trouve désigné comme le lieu de cette duperie qui engage sa propre vérité. Voilà donc une bonne chose de faite, sauf que cet événement-là est sans cesse à revivre et à réapprécier. Il y a quelque chose de chroniquement résistible dans la psychanalyse, car il y a quelque chose de rétif dans ce qu’a mis à jour Freud qui continue à nous repenser. Freud dit croire avoir introduit quelque chose qui occupera constamment les hommes. Cent cinquante ans après, cela ne se dément pas. L’apprécier ne relève pas d’un simple regard historique ; en faire un bilan est utile, certes, mais problématique (on sait ce que signiÞe «déposer un bilan»). Ce qu’elle est, on peut toujours le dire : une féconde méthode d’investigation des processus inconscients, une méthode de traitement des troubles, névrotiques, une série de conceptions relatives à la psyché qui s’élève au statut de discipline scientiÞque.

Jacques Sédat. L’événement Freud a été le dévoilement du ressort de l’humanité : l’aptitude à la croyance, à la crédulité et au besoin de dépendance, voire de soumission à l’autorité qu’on se choisit, à l’idéalisation d’une théorie qui nous mette à l’abri de penser. Combien de millions de morts du nazisme et des communismes ? C’est cela le transfert. Or l’aptitude à diminuer les transferts, les illusions, les dépendances, est ce qu’offre la psychanalyse, face à «un si fragile vernis d’humanité», pour reprendre le titre d’un livre récent (1). La découverte freudienne, c’est que le transfert préexiste aux objets que l’on va investir, qui peuvent être source d’aliénation.

Qu’en est-il de la psychanalyse aujourd’hui ? Peut-on en faire un bilan théorique ? Par exemple, Freud voulait qu’elle fût une science. A-t-elle évolué comme une science, par «ruptures épistémologiques» ?

J. S. La psychanalyse n’est pas une science, encore moins une vision du monde ni une philosophie. Freud se contente d’emprunter à la méthode scientifique une démarche qui procède par hypothèses. En même temps, il écrit ses cas comme des nouvelles «dépourvues de tout caractère de scientificité». Par ailleurs, il n’a nul souci de récuser ses positions antérieures, parce que d’un certain point de vue il les justifie encore. De plus, l’activité de penser est trop étroitement liée à l’élaboration de l’image du corps, donc du pulsionnel, pour qu’il puisse prétendre à une position scientifique. D’où la difficulté et même l’impossibilité de prétendre fonder une orthodoxie sur l’oeuvre foisonnante de Freud qui veut «protéger l’analyse contre les médecins et contre les prêtres».

P.-L. A. C’est une science, en effet, aux yeux de Freud, «une» science dans «l’esprit de rigueur des sciences naturelles». Qu’elle soit une science, c’est la moindre des choses : c’est le seul lieu où abriter son objet, le réel inconscient. Epine plantée dans les sciences dites de l’homme, pour y inscrire le manque (soit ce qui manque à l’homme). Cette révolution anthropologique de fait s’alim ente à sa clinique, soit son expérience du sujet du symptôme. Comme dit joliment Freud, il ne s’agit pas de «faire» des théories, ce sont les théories qui s’invitent, tels des hôtes indélicats, alors qu’on est en plein travail chez soi, c’est-à-dire sur sa clinique. L’évolution théorique (métapsychologique) est constante, c’est un work in progress, incessante mise à jour, du mouvement même de son matériel : de la théorie de la libido au narcissisme, de la pulsion de mort au clivage du moi. Ce que, depuis 1981, j’appelle l’épistémologie freudienne est induit de son champ propre, celui de l’inconscient psychosexuel, bien plutôt que comme chapitre de quelque épistémologie générale.

Est-ce que la psychanalyse, depuis Freud, s’est enrichie de nouveaux concepts ?

J.S. La psychanalyse s’est enrichie de nouveaux concepts dans la mesure où elle a abordé de nouveaux territoires. D’abord, certains de l’enfance. Winnicott disait : «Je suis freudien, mais j’ai élargi son champ et sa théorie entre 0 et 3 ans.» La psychose a également été prise en compte après Freud qui reconnaissait sa profonde antipathie pour les psychotiques : «Ils me mettent en colère, je m’irrite de les sentir si loin de moi et de tout ce qui est humain. Une intolérance surprenante qui fait de moi plutôt un mauvais psychiatre» (lettre à Hollos, 1928). La perversion est aussi un domaine sur lequel il ne s’est jamais penché. Il a certes défini l’enfant comme «polymorphiquement pervers» dans la mesure où «il n’y a pas d’objet adéquat à la pulsion», mais cela n’a rien à voir avec la perversion.

P.-L. A. Freud a doté le champ analytique d’une loi ordonnatrice de savoir, appropriée à son acte, en ce sens irremplaçable voire indépassable. Après lui, se sont produits d’une part une reprise des questions laissées ouvertes, d’autre part un partage de cet énorme empire. Les «post-freudiens» ressemblent aux Diadoques, ces héritiers de l’empire d’Alexandre ­ métaphore utilisée par Marx à propos de l’empire hégélien, sauf à relever ce qui fait loi dans le champ freudien, soit la clinique et ses objets. D’où l’émergence de nouvelles notions : l’objet partiel de Karl Abraham a alimenté toute la dialectique kleinienne de l’objet, avec ses positions, paranoïde et dépressive ; Winnicott a redéployé la dialectique du self et de l’autre maternel. Chez Lacan, en revanche, on a affaire à une mathesis qui, sous le mot d’ordre d’un retour à Freud, a repositionné la métapsychologie par l’introduction de la triade réel/symbolique/imaginaire et l’«objet a». Moins concepts qu’opérateurs signiÞants, au reste précieux.

A quels problèmes ou à quelles pressions sont aujourd’hui soumises les institutions que la psychanalyse s’est données ?

P.-L. A. Les institutions sont un fait socio-historique du mouvement psychanalytique, dans la mesure où il cherche à se faire représenter. Dire que la psychanalyse se les ait donné est quelque peu ambigu. Ce n’est pas un organe représentatif, mais une série de noeuds entre analystes. L’enjeu est de rester pratiquement Þdèle de la chose freudienne. La pression générale est celle du contrôle social, de la remédicalisation de la chose analytique, sous l’égide de la Santé (mentale) et de l’Etat qui contrôle d’autant plus anxieusement qu’il n’est plus guère providentiel. Il s’agit, au-delà de quelque position romantique, de situer le mouvement analytique dans la conjoncture du malaise de la culture.

J.S. Les institutions psychanalytiques ont plusieurs visées : socialiser les analystes et leur permettre de confronter leur pratique, leurs recherches et leur théorisation, ce qui ne peut relever d’une formation strictement universitaire. Faire un contrôle de sa pratique avec un autre analyste que le sien permet de repérer des surdités, des collusions narcissiques inévitables si l’analyste est le seul référent. Il faut se déshabituer en permanence de ses modes de pensée pour accueillir l’étrangeté de chaque patient.

Les querelles ou les rivalités entre «écoles» sont-elles toujours aussi importantes ?

J.S. Les scissions douloureuses propres au génie français ont constitué en définitive une forme de richesse. De même que l’éclatement de l’Ecole freudienne de Paris, après la dissolution par Lacan, s’est avéré fécond, témoignant d’une multiple interprétation de Lacan. Récemment, au ministère de la Santé, le président de la plus ancienne société, la SPP, fondée en 1926, a déclaré que relèvent de la psychanalyse toutes les associations issues par scission de la première, et non les associations autoproclamées de psychothérapeutes. C’est tout à fait nouveau. Le travail des principales associations représentées au Groupe de contact dont j’assure le secrétariat, a permis cette reconnaissance minimale, au-delà des conceptions divergentes de la formation et des théories de la pratique analytique.

P.-L. A. Quelque chose semble s’être aplani, l’heure des schismes et des hérétiques semble passée, puisqu’il faut bien pointer cette potentialité de toute institution de faire sens, donc exclusion. Les tensions spéculaires ont un bel avenir, étant de structure : narcissisme des petites différences, haine jalouse. Mais quelque chose semble se redessiner, par où le freudisme retrouve sa signiÞcation d’ouverture, sous l’effet des épreuves communes et du déplacement de l’axe de la contradiction.

Les procédures d’accession au «métier de psychanalyste» doivent-elles demeurer inchangées ?

J.S. Ce qui est exigible c’est que l’analyste ne peut produire seul des analystes, il lui faut des collègues. Qu’on pense aussi au contresens sur Lacan : l’analyste ne s’autorise que de lui-même et de quelques autres, alors qu’il voulait dire que, dans la solitude de son cabinet, lorsque l’analyste se laisse déplacer par la parole du patient, il n’est adossé ni à une théorie, ni à une institution, ni à des collègues.

P.-L. A. L’acte analytique obéit à une rigueur d’autant plus impérieuse que le métier a quelque chose d’«impossible» ­ à l’instar de l’acte d’éduquer et de gouverner, disait Freud, métiers où le désir est en cause. Il est bon que les institutions marquent leur spéciÞcité de formation ; que l’acte analytique demeure indépendant ; il ne serait pas bon que l’analyse se coupe de l’Université, sans confusion des savoirs et des pratiques. Tels sont les impératifs. Ce n’est pas une grande réforme qui réglera la question. Le plus nocif serait que le métier, comme vous dites, se coupe de la condition culturelle. Le symptôme, expression divisée de la vérité du sujet qui s’exprime sous l’effet du transfert, dont les thérapies comportementales et cognitives veulent nous débarrasser, révèle la structure même de la culture ­ en sa dimension de régulation pulsionnelle, d’interdit et de destructivité. A l’acte analytique de rester branché sur sa vocation de réel.

Le fait que la «langue» de la psychanalyse soit entrée dans la langue commune, que plus personne n’ignore «le pouvoir magique de la parole», que chacun sache peu ou prou qu’il y a un OEdipe, qu’il faut «se mettre à l’écoute», etc., change-t-il la relation de «divan», la relation particulière entre analyste et patient ?

P.-L. A. Plus personne n’ignore les mots, mais la familiarisation avec ces mots (connus, trop connus) est souvent, je le crains, une façon d’éviter les choses. En revanche, qui se retrouve sur le divan, avec un analyste digne de ce nom, est introduit à une expérience singulière sur sa propre personne, en sorte que ces effets de discours ne pèsent plus guère. Bien sûr, l’analysant peut un temps s’identiÞer à quelque fable en tentant d’être un bon analysant et de prendre son symptôme pour un outil de la cause analytique, mais cela ne résiste pas aux effets réels de la parole.

J.S. Au-delà d’un vocabulaire technique, connu ou méconnu, le seul «pouvoir magique de la parole» revient à l’analysant qui peut mettre l’analyste à la place d’où son histoire sera entendue. Lorsque Freud dit à l’Homme aux rats qui se plaint du capitaine cruel : «Je ne suis pas cruel moi-même», celui-ci lui répond : «Oui, mon capitaine»…C’est bien au capitaine qu’il veut s’adresser à travers le Pr Freud. La parole, comme accès à l’histoire d’un passé resté inouï jusque-là, très souvent, est ce qui s’effectue dans chaque analyse depuis Freud, à partir des propres mots de l’analysant.

Avec qui la psychanalyse doit-elle, selon vous, prioritairement dialoguer ? La philosophie, les sciences humaines, les sciences cognitives, les neurosciences ?

P.-L. A. Ce serait déjà pas mal qu’elle sache se maintenir, à l’instar de son créateur, en dialogue avec son propre objet. Dialogue interne inhérent à cet objet métapsychologique qui produit des effets séismiques sur l’ensemble de la carte du savoir, par l’hypothèse de l’inconscient. Cela intéresse la philosophie ­ j’étais moi-même parti de ce dialogue. Cela concerne les sciences de l’homme, que cela enrichit, du fait même de diviser le concept de l’homme. Il y a bien dans la psychanalyse les ressources d’un dialogue avec les sciences cognitives et les neurosciences, débat plus qu’amorcé mais qui est, on ne peut que le constater, surdéterminé par des enjeux idéologiques, comme on le disait non sans raison à une certaine époque. Le débat est difÞcile non pas parce qu’il y a résistance à la psychanalyse ­ cela, c’est de structure : il s’agit plutôt du déclin général de la qualité intellectuelle de la résistance. Les ennemis de la psychanalyse d’autrefois avaient somme toute plus de tenue. La psychanalyse ne craint pas le débat épistémologique, sauf à trouver à qui parler pour l’inscrire dans le réel.

J.S. La psychanalyse n’a pas à dialoguer ni à créer des alliances avec telle ou telle discipline. Si on jette un regard en arrière, chaque alliance de ce type s’est avérée désuète et naïve. D’autant que la psychanalyse n’est ni une science ni une vision du monde. Elle est essentiellement une procédure, une pratique, un espace extraterritorial d’énonciation pour un individu particulier dans la singularité de sa démarche.

Les grandes transformations qui touchent l’organisation de la famille ou du couple (divorces, pacs, couples homosexuels…) et la réflexion sur le «genre», impliquent quoi pour la psychanalyse ?

J.S. Si pour Hegel, la prière de l’homme moderne c’est le journal, pour l’analyste, la lecture quotidienne des faits divers est le laboratoire des mutations subjectives. Nous sommes confrontés à un self-service des identités qui est un phénomène tout à fait nouveau : transsexualité, homoparentalité, grands-mères porteuses, choix de sa propre mort, etc. Ces transformations visent autant l’organisation de la famille que l’autocréation du corps dont témoigne par exemple dans ses performances la plasticienne Orlan. Ces mutations sont corrélatives d’une transformation du corps et, en conséquence, de l’activité psychique du sujet et de la quête d’une nouvelle identité ou du refus d’une assignation à une identité sexuée. Face à cela, un psychanalyste, qui n’est pas transmetteur d’idéologie, ne peut qu’être à l’écoute de ces mutations spécifiques à chaque sujet en analyse.

P.-L. A. Il y a les problèmes réels, authentiÞés par l’ordre du sujet inconscient, à dépêtrer de cette ßopée de discours qui serinent que «tout change», celui-là qui ignorait que ça clochait de toujours. Le complexe d’OEdipe est bien le symptôme de la famille. On assiste à une sorte de transe de l’identité sexuelle, qui culmine dans le transsexualisme. Mais la conception grammaticale du genre gagne à être resituée à la lueur d’une «logique de la sexuation». Surtout, cela dit quelque chose de l’actualité du «malaise de la civilisation», dont cette ronde du masculin et du féminin est le symptôme. Il s’agit, sans ßatter l’imaginaire de son temps, de prendre en compte le réel des conjonctures actuelles du malaise du collectif.

Que contiendrait «Malaise dans la civilisation», traduit aussi par «le Malaise dans la culture», si Freud l’écrivait aujourd’hui ?

P.-L. A. Cette question recoupe le projet d’«anthropologie analytique» que je mène depuis de nombreuses années dans l’équipe de recherche Psychanalyse et pratiques sociales (université Paris-VII/CNRS) avec Markos ZaÞropoulos. Le malaise est structural, puisqu’il renvoie à ce ver dans le fruit de la culture, basée sur la répression des pulsions et travaillée par la pulsion de mort et les forces destructives de «désintrication pulsionnelle». La discordance est de structure, comme le rappelle Lacan, sauf à ce que chaque génération réinvente une posture face à cette recherche des techniques de bonheur et des montages de jouissance. Comment dire en un mot ce qui a changé entre 1930 et 2000 sur fond d’un même problème structurel ? Au-delà des stéréotypes médiatiques sur la crise des valeurs et le déclin du père, il s’agit de montrer, de la toxicomanie aux pratiques du corps, comment le «jeu» entre Eros et Thanatos se fait de plus en plus serré. Cela, c’est le réel même de la culture en son envers inconscient.

J.S. Le Malaise dans la culture contenait déjà l’horreur de l’individuation, l’angoisse devant la solitude, la peur d’assumer notre subjectivation. Rien de tout cela n’a vraiment changé depuis Freud.