Comment en est on arrivé là ? Comment les psychanalystes qui tenaient pratiquement tous les postes de pouvoir à l’université et dans les services de psychiatrie il y a encore une dizaine d’année en sont ils arrivés à être écartés de la prise en charge de l’autisme par la Haute Autorité de Santé ? La réponse qui consiste à dire qu’il y aurait de « bons » et de « mauvais » psychanalystes, et que les parents d’enfants autistes seraient tombés sur les seconds, ferait sourire si elle n’était pas un moyen de tenter de cacher l’ampleur de la crise. Le problème est que la psychanalyse a été plombée dès l’origine par deux handicaps que les sociétés de psychanalyse, trop soucieuses de la fidélité au maître, n’ont pas su faire évoluer, en condamnant même à la marginalité ceux de leurs membres qui auraient pu le faire.
Quels sont ces deux handicaps ? Le premier est lié au fait que le terme de « psychanalyse » a été très tôt marqué par une ambiguïté. Freud en était conscient lorsqu’il écrivait : « Ayant désigné à l’origine un procédé thérapeutique spécifique, il est aussi devenu actuellement le nom d’une science, celle du psychisme inconscient ». Cela n’est pas spécifique au psychanalyste : l’ingénieur en travaux publics avec la mécanique des sols et le médecin avec les sciences médicales sont dans la même situation. Mais dans tous les domaines qui combinent une science et une technique, la science est ouverte sur les autres disciplines scientifiques et tente d’en intégrer les découvertes. Or le fait que la psychanalyste soit instituée en « science de l’inconscient »  a conduit beaucoup de psychanalystes à penser que la seule méthode d’investigation appropriée à son avancement était le traitement psychanalytique des patients, tandis que ces traitements étaient le seul moyen de faire progresser leur science. Cette façon de tourner en rond a conduit à une dégradation partielle de la psychanalyse en idéologie. C’est ainsi que les psychanalystes se sont révélés très en retard dans leur capacité de prendre en compte les travaux sur l’attachement et les traumatismes et qu’ils continuent à témoigner d’un retard considérable dans l’approche de l’homosexualité, des mères porteuses, et de l’impact des technologies numériques qu’ils envisagent souvent comme une menace pour la symbolisation et la civilisation.  
Un second problème a alors redoublé celui-ci. Dans la mesure où la psychanalyse était une « science du psychisme inconscient » – ce que certains ont traduit de façon encore plus restrictive par « science du désir inconscient » -, les psychanalystes ont prétendu se centrer sur la mise au jour des significations cachées dans l’inconscient. Et du coup, ils ont ignoré, pour ne pas dire dévalorisé, tout ce qui relève d’autres fonctions du psychisme, et précisément de celles que Freud avait attribuées au Pré conscient et au Conscient comme les processus d’apprentissage et les capacités d’attention et de concentration.
Il en a résulté une incapacité à comprendre les aspects de la vie psychiques qui se sont révélés les plus importants ces dernières années : la place des traumatismes dont l’impact ne se pense pas en termes d’inconscient, la place du corps, et l’importance des images comme mode de symbolisation à part entière : certains psychanalystes continuent de penser que la construction verbale serait le premier et le plus important pas qu’un individu fait au cours de son évolution et refusent d’envisager le mode de pensée en images.
Revenons à l’autisme. Ce sont ces incapacités théoriques qui ont empêché beaucoup de psychanalystes de concevoir ses éléments marquants : le traumatisme vécu par des parents confrontés à un enfant présentant des tendances autistiques, le fait que les autistes souffrent d’un handicap qui ne leur permette pas d’identifier la signification des mimiques de leurs interlocuteurs (les psychanalystes allongent leurs patients pour mieux en ignorer l’importance) et le rôle que peuvent remplir les images pour leur permettre de poser des repères symboliques.
Bref, autour de l’autisme, il n’y a pas eu de « bons » et de « mauvais » psychanalystes, mais des praticiens confrontés à l’impossibilité de penser en dehors des clous de leurs écoles respectives. C’est pourquoi, plutôt que de s’apitoyer sur la décision de la HAS, celle ci doit être l’occasion pour les psychanalystes d’engager plusieurs renouveaux théoriques. L’un d’entre eux est à mon avis la clé de tous les autres : c’est la reconnaissance de trois formes complémentaires et équivalentes de symbolisation.
La symbolisation sur un mode sensoriel, affectif et moteur implique les mouvements, les gestes et les mimiques. Ils nous permettent de nous donner des représentations de ce que nous pensons et éprouvons avant de constituer la base des liens sociaux.
La symbolisation imagée consiste à se donner des représentations imagées d’un événement. Il s’agit bien sûr d’images mentales, mais celles-ci sont souvent facilitées par des supports matériels, comme des photographies ou des films. L’événement est présent à travers sa trace qui constitue une forme de mise à distance : il est présent en son absence par sa représentation.
Enfin, la symbolisation sur un mode verbal correspond à une double mise à distance de l’événement : par le fait d’être formulé en son absence, et par le fait que cette formulation fasse intervenir une forme de codage de l’information totalement arbitraire.
Divers témoignages écrits par des autistes[1] nous invitent à repenser les choses de cette façon. Freud n’avait pas tout prévu.
 
 


[1] Notamment ceux de Temple Grandin