Eric Favereau | Libération |15-11-006

L’illusoire repérage des délinquants dès la crèche

Ce fut houleux, agité. Ce fut un moment rare. Une assemblée de plusieurs centaines de chercheurs, de médecins, de pédopsychiatres, débattant tous avec force et colère. Rarement un colloque de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) n’aura été aussi vivant. Et pour cause… Cette journée, consacrée aux «troubles de conduite, de la pratique à la recherche», qui s’est tenue hier à Paris, faisait suite à l’une des polémiques les plus violentes qu’a connues ce prestigieux institut, après la publication à son initiative, en septembre 2005, d’une expertise collective sur «le trouble des conduites chez l’enfant» ( Libération du 28 février).

«Froideur affective».

On était alors en plein débat sur les projets sécuritaires de prévention de la délinquance de Nicolas Sarkozy (lire ci-contre). Cette expertise, effectuée à partir de synthèses d’études de la littérature médicale, semblait prendre ouvertement partie. Elle préconisait «le repérage des perturbations du comportement dès la crèche et l’école maternelle». Les chercheurs présentaient comme pathologiques «des colères et des actes de désobéissance», et les présentaient comme «prédictifs» d’une délinquance. «Des traits de caractères, tels que la froideur affective, la tendance à la manipulation, le cynisme, l’agressivité», mais aussi «l’indocilité, l’impulsivité, l’indice de moralité bas», étaient ainsi mentionnés «comme associés à la précocité des agressions». En arrière-fond, il y avait aussi la montée en puissance des neurosciences, avec une vision comportementaliste de la maladie mentale, y compris chez l’enfant.

Très vite, une fronde a pris forme. Au point d’aboutir à une pétition, intitulée «Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans», qui a recueilli près de 200 000 signatures. Un record absolu en la matière. Le professeur Christian Bréchot, directeur de l’Inserm, a eu beau dénoncer sur le moment «l’action de groupes de pression», il a vite lancé l’idée d’un colloque pour que «tout le monde débatte sereinement». D’où le colloque d’hier. «Pourquoi pas», a ironisé un des fers de lance de la critique, Alain Ehrenberg, sociologue et directeur du centre de recherche Psychotrop. «Mais que peut-on en attendre ? Ce colloque est construit pour faire la paix et non pas pour avancer.» En tout cas, ce fut un tir groupé contre cette expertise. Tout y est passé. D’abord, le terme même de «troubles de conduite». Est-ce que cela renvoie à une pathologie clairement définie ? «C’est un cadre totalement hétérogène», a expliqué le professeur Claude Bursztejn, chef de service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à Strasbourg. «Dans les classements internationaux des maladies mentales, mettre sur le même pied l’acte d’agresser quelqu’un avec une arme et celui de faire l’école buissonnière pose problème.»

«On a modifié trois fois en quinze ans les définitions des troubles de conduite. Cela montre combien le concept est instable, et que les études qui sont menées n’ont pas le recul suffisant», a persiflé Jean Garrabé, figure de la psychiatrie. Alain Ehrenberg a été plus cassant : «Tout est brouillé. Ce sont des domaines où le biologique et le social se mêlent de façon inextricable. Depuis quinze ans, il y a eu des transformations profondes. On est passé de la psychiatrie à la santé mentale, il y a eu des changements dans la vie sociale, avec la mise en avant de l’autonomie, de la subjectivité. La santé mentale est au coeur de la société contemporaine. Ne pas en tenir compte est une aberration.» Ajoutant : «L’expertise collective ne peut se contenter de synthèses d’informations. L’erreur épistémologique est de croire que le point de vue médical est indépendant, comme un sous-ensemble.» Plus sournois, le professeur Bernard Golse, chef de pédopsychiatrie à l’hôpital Necker : «Je m’inquiète pour ces enfants que l’on ne dépiste pas, parce qu’ils sont repliés sur eux-mêmes. Ils sont pourtant en souffrance. Je m’inquiète aussi pour ces enfants dont l’agressivité n’est en rien pathologique, mais tonique et dynamique. Notre problème, aujourd’hui, est de mieux coordonner nos prises en charge. Et je ne parle pas de ce qui se passe, un peu plus tard, à l’école, où la pauvreté de la médecine scolaire empêche une véritable politique de prévention.» Avant de conclure : «A l’avenir, je me demande si l’Inserm est le mieux placé pour faire ce type d’expertise collective. Ou pour le moins, s’il doit le faire seul.»

Réforme.

Message en partie reçu. En clôture de ce colloque, Jean-Marie Danion, directeur de recherche à l’Inserm, a annoncé une réforme de ce type d’expertise : «En amont de nos prochains travaux, nous allons travailler avec des groupes plus larges, en associant les sciences humaines mais aussi les associations de malades ou de familles. Ensuite, lorsque le rapport sera achevé, on le fera débattre dans plusieurs cercles, avant de le publier avec les critiques. Enfin, nous organiserons, comme on vient de le faire, des débats». L’Inserm se mettrait-il à l’heure citoyenne ?