rParu dans L’Humanité, le 09 septembre 2005
Promu à la manière de ces journaux à scandale qui barbotent dans la rumeur et prospèrent dans le marigot, un prétendu Livre noir de la psychanalyse occupait voici peu les bonnes feuilles d’un hebdomadaire qui, en d’autres circonstances, a pu offrir à ses lecteurs franchement plus de qualité et d’objectivité : le Nouvel Observateur, pour ne pas le nommer.

Cette opération ne mériterait qu’un silence méprisant si elle ne révélait à sa manière combien l’obsession d’expurger le « continent Freud » de notre culture peut conduire certains intellectuels au pire. L’ouvrage qui invite à « vivre, penser et aller mieux sans Freud » – quel programme ! – emprunte le langage de la science pour accomplir des rituels de magie noire. La forme du livre est son fond en surface. Il s’agit d’un montage éditorial accolant, sans vergogne et sans rigueur, tout un ensemble de textes hétéroclites qui en viennent à se contredire les uns les autres. Dans un pur syncrétisme, se trouvent inconsidérément emmêlés des fragments littéraires détournés de leurs oeuvres, des propos enrhumés et patelins de bureaucrates du cognitivo-comportementalisme, des témoignages de dépit appelant à la vindicte, des plaidoyers amers de transfuges qui ne pardonnent pas à la psychanalyse l’injustice qu’ils lui font subir, des appels incantatoires de scientistes du genre Arsenic et vieilles dentelles, et enfin la geste impatiente et arrogante de la nouvelle garde sanitaire prompte à biologiser sans état d’âme la psyché et la morale pour mieux les recycler sur le marché du vivant : outre le public peu informé, les auteurs de ce produit espèrent – qui sait ? – duper le Prince et les décideurs de nos politiques de santé, de formation et de recherche.

 

A contrario de l’hypocrisie de l’ouvrage, je n’aurai pas la prétention de faire science en le critiquant et en démontrant les erreurs, les falsifications, la structure passionnelle et paralogique de son contenu. Nul besoin selon moi de se cacher sous le manteau scientifique : l’ouvrage noircit la psychanalyse mais sans pour autant éclairer le débat sur le soin et la recherche. Où est votre lumière, hommes du Livre noir ? À l’évidence, les reproches que certains d’entre vous adressent à Freud et à la psychanalyse pourraient aisément se retourner contre eux-mêmes : où sont les démonstrations scientifiques, les plans expérimentaux, les contrôles de variables, les réfutations, les validités internes des concepts et la clinique de vos expériences de soins ?

 

En revanche, vos arguments et vos références s’inscrivent dans le droit fil d’une rengaine bien connue depuis les attaques, dès 1972, de Pierre Debray-Ritzen et de la nouvelle droite : Freud et les psychanalystes travaillent contre la vraie science, contre la morale, contre la civilisation et contre l’éducation. L’« ordre secret » du « mage noir » s’est répandu dans le monde entier grâce à l’action de ses « loges » organisées en réseaux de conspirateurs. Air connu ! Les éditeurs du livre ont répété leur petite musique avec de nouvelles gammes plus ajustées au « réalisme » néolibéral et à nos pratiques sécuritaires.

 

Ainsi la France et l’Amérique latine se rangeraient-elles dans les pays arriérés où sévit la psychanalyse, de ne pas s’être laissé suffisamment civiliser par l’évaluation généralisée des conduites et des bonnes pratiques ! Dans la rengaine du « Freud a menti, c’était un faussaire, un tyran, un fanatique, un criminel », l’ouvrage a largement été précédé. Pour exemple, le livre posthume du pauvre Dr Gautier, Freud a menti, publié en 1977 chez Cevic. Cet admirateur de l’eugéniste Alexis Carrel n’hésitait pas à pourfendre les « suppositions » d’un Freud travaillant contre la civilisation et l’enfance. Il assimilait, soit dit en passant, l’antisémitisme à des « difficultés sociales que soulève la mentalité juive » du fait du « type physiologique des juifs avec prédominance hypophysaire et thyroïdienne et affaiblissement de l’interstitielle ». Les éditeurs du Livre noir… ne parlent jamais en ces termes mais, dans une dizaine d’articles, les thématiques du complot, du mensonge et des potions miracles contre Freud s’affichent sans retenue.

 

La question qui mérite d’être posée est ailleurs : comment se fait-il que ce livre de dénonciation à la Savonarole puisse venir se loger si facilement dans la « niche écologique » de notre culture et inciter à une chasse aux sorcières ? Que des gens « tombés malades de Freud et de la psychanalyse » puissent en effet se donner en spectacle, cela n’est pas nouveau. Qu’ils puissent trouver un public est plus rare. À moins qu’ils ne viennent au bon moment accomplir une prescription sociale au nom d’une description pseudo-scientifique. Plus que Freud et les psychanalystes, c’est l’homme freudien qui est ici visé, ainsi que les poches de résistance où il a trouvé refuge. Promouvoir par la civilisation médico-scientiste un homme énucléé de ses rêves, de ses illusions et de ses croyances, cela conduit à une anthropologie de marchands sans état d’âme. Obéissant à un irrépressible courant venu d’Amérique, la psychiatrie est revenue dans le giron de la médecine et sous le protectorat des sciences biologiques, sans que pour autant l’actualité nous la fasse apparaître comme un havre de paix et une terre de miracles ! Bien au contraire, la surmédicalisation de l’angoisse et de la folie ne fait que redoubler la souffrance des soignants et les pressions qu’ils subissent. Où est la science là-dedans ? Noircir la psychanalyse n’éclaire pas le débat sur le malaise profond et actuel de la psychiatrie ! J’ai le plus grand respect pour la science et les collègues qui la mettent en oeuvre dans leurs travaux. Peut-être certains d’entre eux se laisseront-ils embarquer dans cette « nef des fous ». Mais, je le répète, ce collage éditorial est le masque de la science, pas son visage. La psychiatrie et la psychologie que nous propose cet ouvrage réalisent la prophétie de Canguilhem, épistémologue rigoureux et honnête qui écrivait en 1956 : « De bien des travaux de psychologie, on retire l’impression qu’ils mélangent à une philosophie sans rigueur une éthique sans exigence et une médecine sans contrôle. » Quoi qu’il en soit, la psychanalyse est une méthode qui permet à chacun de devenir l’ordonnateur de son propre destin.

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Roland Gori est professeur de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille, psychanalyste.