[ Libération | 15/01/2015 ]

Je me souviens de ma première rencontre avec Philippe Val sur le plateau de Ripostes, l’émission de Serge Moatti, vers 2002. Nous parlions de l’évolution de la famille et nous défendions l’idée que les homosexuels pourraient un jour se marier et adopter des enfants. Nous étions face un responsable politique qui nous regardait comme les adeptes de je ne sais quelle secte d’intellectuels déglingués. Je n’avais alors jamais collaboré à Charlie et je dois dire qu’à l’exception des caricatures que je trouvais superbes, je n’étais pas très emballée par les chroniques. Mais enfin, Charlie était un «classique». Chaque semaine, je me tordais de rire en découvrant ses couvertures et, bien sûr, toutes celles auxquelles on avait échappé.

De fait, Charlie était un vrai journal engagé, le seul peut-être à prendre des positions radicales dans un monde désenchanté. Dès cette rencontre, Philippe et moi nous devînmes d’excellents amis, d’autant qu’il était inconditionnellement attaché à la pensée freudienne : non pas à une orthodoxie ou à une idolâtrie, mais à cette idée que la psychanalyse était une avancée de la civilisation sur la barbarie. Je me souviens de son édito lors de la sortie du Livre noir de la psychanalyse. Une véritable descente en flammes d’une drôlerie stupéfiante. Il parlait de «tatanes merdeuses» et autres noms d’oiseaux. Cela lui vaudra de se faire copieusement injurier par tous les imbéciles qui trouvaient merveilleux, déjà, que l’on insulte Freud et qu’on fasse de lui un fasciste incestueux et rapace, responsable d’un goulag clinique, et de tous ses héritiers de répugnants obscurantistes. Mais peu importe, il s’en fichait. Comme sa bande de copains, il prenait un plaisir extrême à livrer en permanence une véritable guerre à la bêtise. Mais dans les colonnes de Charlie, il laissait Michel Polac libre de vouer aux gémonies le nom de Freud et, à l’occasion, le mien. C’était la règle : liberté d’expression totale.
Une lutte contre la bêtise

A travers cette amitié, je me suis rapprochée de Charlie. Par la suite, j’ai fait la connaissance de Bernard Maris qui s’était lancé dans une étude comparative entre la critique faite par Keynes de la capacité du capitalisme à s’autodétruire et la théorisation par Freud de la pulsion de mort. Lui aussi détestait la sottise, et même si bien souvent je ne partageais pas ses goûts littéraires, j’aimais la manière dont il attaquait les jargons de l’économisme comme d’autres dénoncent le scientisme ou le charabia psychanalytique. Il avait, comme moi, été pris à partie par l’extrême droite et le club de l’horloge en recevant le prix Lyssenko.

Et puis c’est aussi grâce à Charlie que j’ai pu rencontrer l’un de ceux que j’admirais le plus depuis longtemps, Georges Wolinski, très lié à Olivier Bétourné, lui-même ami de longue date de la délicieuse Maryse Wolinski. Georges était allé plus loin encore que ceux de sa génération dans la lutte contre la bêtise, en inventant l’histoire du roi des cons, avec sa tête de galette couronnée et son gros nez en forme de verge molle. On a beaucoup dit qu’il était un macho méditerranéen érotomane. Quelle erreur! Et c’est dans son autoportrait – «Georges entouré de femmes nues» -, qu’on saisit le mieux ce qu’il était : un amoureux de toutes les femmes, de toutes les manières d’être une femme. Planté avec ses yeux ronds et son cigare, nœud papillon et smoking noir années cinquante, il trône dans ce dessin de lui-même, tel un enfant comblé, au milieu de quinze baigneuses hilares et allumées, fièrement assis sur le canapé d’un bordel, sorte de divan baroque en forme de vagin charnu.

Rien n’était plus vibrant chez lui que son humour, issu autant de son expérience tragique de la vie – un père assassiné sous ses yeux – que de sa conception de la vertu conjugale : «Je veux être incinéré. J’ai dit à ma femme : tu jetteras les cendres dans les toilettes, comme cela, je verrai tes fesses tous les jours.» Je pense à lui aujourd’hui, à lui qui, comme les autres, a été assassiné pour avoir aimé les femmes, l’amour, la gastronomie, la beauté, la liberté. Je pense à sa gentillesse coupable et à sa tendresse toujours teintée de mélancolie.
Un combat en faveur des Lumières

Je me souviens aussi de l’affaire des caricatures de Mahomet, du procès, de la tension qui régnait au palais de justice, des débats à n’en plus finir sur le droit de rire de tout. On savait depuis ce moment que le fanatisme ne laissait, quant à lui, aucune place à aucune forme de liberté. Il y eut alors des imbéciles pour prétendre que l’on ne devait pas se moquer des religions, ni de dieu, ni des croyances, ni des identités, qu’elles étaient respectables et sacrées. Comment ne pas voir que le fait même de poser une telle question revient à céder à l’intolérance? On ne peut rire que de ce qui est sacré. C’est à ce moment que j’ai ressenti à quel point Charlie était à la pointe d’un combat en faveur des Lumières.

Jeudi matin, quand j’ai appris la tuerie, c’est à Philippe Val que j’ai téléphoné. D’emblée, il m’a dit : «Il faut serrer les rangs, ne pas désarmer et faire paraître immédiatement un numéro de Charlie.» C’est ce qu’auraient voulu Charb, Cabu et les autres. Oui bien sûr mais ça ne suffit pas. Ce combat des Lumières, qui a été pendant tant d’années celui de Charlie, je voudrais bien qu’il soit un exemple pour demain et que l’on cesse enfin dans ce pays – celui de la Révolution, de Victor Hugo et de la Résistance – de porter au pinacle, fût-ce en prétendant les critiquer, toutes sortes d’ouvrages abjects et dénués de talent qui, dans la plus pure tradition du nihilisme, du décadentisme et de la haine des élites, s’en prennent aux femmes, aux homosexuels, aux Arabes, aux Juifs, à la pensée, à l’intelligence, à la raison. Apologie du régime de Vichy, appel à la déportation des étrangers par crainte d’un «grand remplacement», ou encore revendication masochiste d’une soumission stupide, jugée plus utile que la liberté, l’engagement ou la rébellion, voilà ce que dénonçait magnifiquement Charlie, en se moquant sans cesse, et sous toutes ses formes, du «roi des cons», de sa galette et de son gros nez.

Voilà ce dont il faut hériter aujourd’hui.