Une femme qui dort seule dort avec le diable…(proverbe abyssin cité par E.Jones)

Une femme, des femmes, la Femme…Marie Chantal la peint inexorablement, inlassablement. Comme un éternel retour, une expression compulsive, une force impossible à maîtriser. On ne sait plus très bien qui de l’artiste ou de la femme devient la chose de l’autre, qui, de la toile ou de l’observateur, se plaît à jouir de la possession de l’autre.

Possédée, Marie Chantal l’est certainement. Il suffit pour s’en convaincre de balayer son regard sur la trentaine de portraits de femmes, toutes plus fatales, plus castratrices, plus félines les unes que les autres. Cette sensualité portée à son paroxysme les rend à la fois effrayantes et excitantes. Qui se prive de souffrance ne peut accéder à la jouissance. Un rêve ou un cauchemar selon le désir de l’autre, de celui ou de celle qui se laisse prendre dans leurs rets.

Histoire d’un regard

Premier objet extérieur éprouvé – et par conséquent haï – par l’être humain, le regard de ces femmes nous happe comme l’attraction exercée par un centre de gravité. Le mystère du « continent noir » de la féminité disait Freud au début du XXème siècle. Les femmes de Marie Chantal nous toisent d’un regard vert dominant, aux nuances suggérées par les attitudes et les poses, mais invariablement vert. Comme ceux de sa grand-mère maternelle adulée car à « l’origine de sa féminité », nous confie la peintre. Le tableau tisse à l’évidence un lien trans-générationnel. A deux exceptions près qui rappellent, comme le proverbe oriental, que les yeux traduisent toujours ce qui réside au fond du cœur. Deux lueurs sombres, la première au moment de son divorce et la seconde lors de son accident. Sans forcer l’interprétation psychologique de la création artistique, tous ces portraits de femmes reposent sur une histoire. Ils suivent la genèse d’un réel insoutenable où se mêlent ancêtres, biographies émaillées de secrets de famille et drames de la vie dans un scénario aux circonstances imprévisibles et pourtant repérables.

Mort et résurrection du corps

Marie Chantal se met en effet à « accoucher des Barbies » après son accident. La naissance de ce thème artistique marque la fin de son activité d’enseignement de l’éducation physique et sportive. Vases communicants du corps et de la psyché. La pulsion suit une autre voie et dérive vers la sublimation. Le corps meurtri rejaillit autrement et ailleurs sur la toile. Mais s’agit-il uniquement d’une affaire de corps ? Certes, son premier essai, sous le titre de « Aveugle » ( Ill. 1) vise à peindre un corps de femme altéré, tronqué.

On mesure la nette volonté d’afficher une disgrâce des proportions fallacieusement camouflée sous une veste rouge trop large, un vêtement « qui n’est pas le sien » et un regard caché derrière des lunettes noires. L’oiseau blessé se cache pour mourir, dit le proverbe iranien. De cette femme sans tronc ni bras, même l’angle du visage semble avoir été « raté » pour tenter de restituer l’immense douleur du corps retenu prisonnier par un corset. Est-ce seulement celui de la médecine ? Ce portrait travaillé au couteau, le seul dans l’œuvre de Marie Chantal, ajoute au sentiment ravageur de mouvements désorganisés, en saccades, une impression malheureuse d’inachevé et d’incomplétude. Peu importe, en effet, d’apprendre de l’artiste que cette toile ait été réalisée en trois semaines dans un lieu de rééducation. La lame étale, à défaut de trancher, cette insurmontable angoisse d’un corps défait. Un corps fantôme.

Les soins aidant, la pulsion de vie l’emporte et les silhouettes renaissent. Elles laissent pourtant apparaître des séquelles. Corps à la pâle blancheur d’albâtre ou à la peau finement marbrée, épaules et omoplates largement dévêtues insistent sur les articulations osseuses. Pour Marie Chantal, fini le temps du « Fosbury Flop », saut en hauteur avec rouleau dorsal. L’aboutissement à la verticale de cette figure athlétique quitte définitivement le tapis de sol pour être désormais « couchée » sur la surface de la toile. Pour tout relief imaginaire, il faut se contenter des déhanchements désarticulés des bustes qui priment sur les mains et les jambes, parties du corps curieusement absentes de nombreux tableaux. Et saisir la nouvelle dimension de la ceinture scapulaire, ensemble osseux constitué par la clavicule et l’épine de l’omoplate qui se dressent comme une arme phallique pour venger la défaillance et dissimuler la marque infamante. Dans sa recherche à transcrire cette intériorité angoissée, le peintre viennois Egon Schiele (1890-1918) insistait également sur les positions désarticulées et les formes anguleuses des corps féminins. « Femme assise à la jambe repliée » (1917) offre un exemple de pose extrême et d’érotisation douloureuse de l’image féminine.

Mère dévoratrice et ambivalence

Marie Chantal donne des noms d’attitudes à son armée de Messalines. L’une répond au matronyme de « Guilty », (Ill. 2), l’autre de « Pardon », « In love », « Complot » ou « Ko debout ». Le psychanalyste est secrètement flatté par une toile au titre évocateur : « Un divan nommé désir ». Le portrait « Check out » (Ill. 3) dépeint une femme à la chevelure hystérique et dont le trousseau de clefs posé en évidence devant ses mains gantées semble ouvrir l’accès au visage. Femmes au pluriel. On se rappelle alors que sous la double influence du fauvisme et du cubisme, le peintre espagnol Francis Picabia (1879-1953) a égrené des portraits de femmes (« Cocolo », 1936 ; « Nu », 1942 ; « L’élégante »1943).

Ces femmes dévoratrices, prêtes à bondir sur une proie éventuelle, rappellent l’imago, la figure inconsciente de la mère usurpatrice d’une féminité refusée à la fille. Il ne peut y avoir qu’un seul sceptre du gynécée au sein d’un même empire familial. Ces femmes, nous avoue Marie Chantal, l’inquiètent, au point de préférer les « hommes en nature et les femmes en peinture ». Peur que ne paraît pas avoir exorcisé la multiplication récurrente des clones. La preuve que son combat est loin d’être terminé. Hantée par la réminiscence. Le mauvais souvenir est celui d’un passé qui ne passe pas. La contradiction avec ces femmes glamour des années folles, période d’un âge d’or pour la famille, trahit également l’ambivalence des sentiments.

Deux portraits de femmes « arabes » répondent respectivement au nom de « Promise » (Ill. 4) et de « Favorite ». L’exotisme du voile transparent et la volupté des courbes de seins pour une fois offerts au regard public, signent plus qu’ils ne parviennent à endiguer, le retour d’un refoulé, l’omnipotence d’une mère dont les yeux noirs ressemblaient à une femme étrangère, au-delà de la Méditerranée.

L’angoisse d’un assujettissement au réel

Le lien de l’artiste avec le réel, passé ou présent, reste étroit, fil ténu qui la relie dans le temps et dans l’espace. La toile « Tatoo » (Ill. 5), marque une période heureuse, celle qui lui ressemble le plus alors que « Scotchée » évoque sa situation quelques mois avant son divorce. D’ordinaire meurtre de la chose en psychanalyse, le mot vient chez Marie Chantal affiner la force du message pictural.

Elle revient d’ailleurs rarement sur ses toiles sauf pour en rehausser les couleurs comme l’aquarelle pour le dessin. La phobie de rater une toile s’évanouit avec sa séparation. La fin d’un travail lui procure une forme de jouissance, signal de la décharge pulsionnelle relaxante dans l’attente d’une nouvelle tension à venir. Preuve éclatante de la relation entre l’œuvre et l’esprit, le cheminement initiatique de l’art comme celui de la vie permet à l’accoucheuse de ces « Barbies » d’avoir, à travers l’alchimie des pigments, extrait de ses erreurs ses plus belles couleurs.

La fascination pour la restitution du réel n’est pas sans rappeler l’œuvre de James Rosenquist (House of fire, 1981, Musée Guggenheim de New York). La fixation de l’objet à travers une peinture dont la méticulosité la confondrait avec une photographie semble la destiner à vaincre le temps. L’angoisse d’un assujettissement de l’homme au quotidien du réel amène l’artiste à vouloir « vivre en suspension ». La toile devient alors un déchet dont il faut se débarrasser pour y parvenir.

Le regard adressé à l’autre lui revient, comme un message, sous une forme inversée. Marie Chantal provoque chez nous le même regard d’étonnement dérangeant que les hommes lui renvoyaient déjà dans son enfance. Cernés par les « Barbies » de Marie Chantal, nous sommes déjà prêts à nous rendre. Il n’y a pas de plaisir à commander là où il n’y a pas eu de peine à soumettre./.

Nice, le 25 août 2008 , en collaboration avec Rémi Frémiot (Galerie Frémiot, Nice)