Samuel Lepastier s’entretient avec Cécile Daumas Pour Libération (16-12-2006)
Samuel Lepastier psychiatre, explique pourquoi les crimes à caractère sexuel envers les enfants sont devenus les plus intolérables pour l’opinion publique. Et en quoi ils trouvent un écho intime en chacun de nous, même si nous n’en sommes pas directement les victimes.
Audition des acquittés d’Outreau à la télévision, Natascha Kampusch libérée huit ans après son enlèvement à l’âge de 10 ans, meurtre de Mathias et Madison le week-end du 8 mai, l’affaire Grégory qui devient un téléfilm : en 2006, ces événements ont marqué les esprits, frappé la conscience collective. Au XIXe siècle, le pire des crimes était d’assassiner son père, aujourd’hui, c’est de séquestrer, violer, tuer un enfant. Pourquoi ?
Tous les ans, en France, une dizaine au moins de pères ou mères gravement déprimés se suicident après avoir tué leurs enfants. C’est ce qu’on appelle curieusement le «suicide altruiste». Ces meurtres mobilisent peu l’attention. En revanche, ce qui est intolérable à l’opinion publique, c’est effectivement qu’un enfant soit agressé ou tué pour le plaisir égoïste d’un adulte pervers. Aujourd’hui, la maltraitance physique émeut moins que la maltraitance sexuelle réelle ou supposée. Pourquoi cette différence ? Pour le comprendre, il faut parler de la pédophilie. Au début des années 70, la pédophilie bénéficiait d’une relative indulgence. Une revue d’avant-garde avait publié un numéro au titre significatif : «Qui a peur des pédophiles ?». Certains de ces derniers pratiquaient un prosélytisme actif sous la bannière «De quel droit prive-t-on l’enfant de caresses ?». C’est à partir des années 80 que l’on commence à parler d’abus sexuels dans l’actualité. L’usage même du terme franglais «abus» utilisé à ce propos témoigne qu’il s’agit d’une importation nord-américaine.
Dans les années 80, des psychanalystes américains antifreudiens mettent, effectivement, l’abus sexuel au centre de leurs thérapies. Quelles sont les conséquences de ce choix ?
Contrairement à ce qu’on pense généralement, ce sont les patients adultes en effet qui, les premiers, à partir des années 80 aux Etats-Unis, ont attiré l’attention sur la pédophilie. A cette époque, les psychanalystes perdent la majorité au sein de l’Association américaine de psychiatrie au profit des partisans de la « psychiatrie athéorique» médicamenteuse. Dès lors, Freud et sa théorie sur la sexualité infantile, notamment l’importance des fantasmes sexuels de l’enfance, font l’objet de vives critiques. Le plus souvent au cours de séances d’hypnose, certains thérapeutes, qui rejettent les théories freudiennes, obtiennent de leurs patients adultes des évocations de scènes sexuelles de l’enfance ; ils estiment qu’il s’agit d’événements réellement vécus et en viennent à considérer que l’abus sexuel est pratiquement la cause essentielle de dépression, d’anxiété, d’inhibition intellectuelle et de difficultés amoureuses dans la vie adulte. D’où la volonté d’aller à la recherche du «souvenir retrouvé». La théorie de ces antifreudiens est, en fait, une simplification abusive de la psychanalyse : si un abus est mis au jour en cours de thérapie, la guérison passe nécessairement par la mise en jugement et par la condamnation de l’agresseur. C’est bien parce que beaucoup d’adultes ont retrouvé en cours de thérapie des images d’abus sexuel que, dans un deuxième temps seulement, une plus grande attention a été portée aux enfants, ce qui est sans doute la conséquence la plus positive de ce mouvement. Surtout, des patients adultes ont intenté des procès à leurs pères, qui se sont retrouvés en prison. Et par un phénomène de tam-tam alimenté par les médias qui rendaient compte des récits des adultes, ces histoires d’abus sexuels se sont enrichies. On est passé très sensiblement de l’abus isolé à des formes plus spectaculaires d’atteintes, comme les abus rituels sataniques. Les feuilletons américains ont repris ces récits, qui nous sont devenus familiers et contribuent à accroître notre sentiment d’insécurité. Or, si on a bien constaté des crimes isolés à caractère satanique, personne n’a jamais prouvé l’existence de réseaux satanistes. A partir de ce moment, la pédophilie n’a plus seulement été considérée comme une grave perversion sexuelle : davantage qu’un ogre, qui attire les enfants pour les dévorer, le pédophile est devenu le diable.
Certes, il y a cette diabolisation, mais, en libérant la parole sur les abus sexuels, un certain nombre de ces faits ont été dénoncés et condamnés.
C’est l’aspect positif de cette évolution. D’une façon générale, si certains abus sont évidemment bien réels, les autres ne sont pas faux, ils sont fantasmatiques. Je m’explique. Freud avait été troublé par le nombre très important de récits d’abus sexuels chez ses patients, ce qui impliquait que tous les adultes auraient dû être de grands pervers alors que, paradoxalement, dans les cas les plus graves, chez les psychotiques par exemple, ces récits étaient absents. Il a donc conclu que les récits de ses patients se rapportaient à des fantasmes sexuels de l’enfance, ce qui l’a conduit à faire remonter le début de la vie sexuelle bien avant l’adolescence.
Pour les psychanalystes donc, il n’y a jamais de «faux souvenirs» : Freud fait la différence entre «vérité matérielle», justiciable des tribunaux, et «vérité historique», qui relève du fantasme. Malheureusement, il n’y a aucun indice psychologique qui permette de distinguer l’une de l’autre. Le fantasme d’avoir été un enfant abusé par un adulte est un fantasme originel, qu’on peut donc retrouver, en cherchant bien, chez chacun de nous. C’est le revers, en quelque sorte, du complexe d’OEdipe. C’est pourquoi des psychothérapeutes américains ont mis à jour tant de fantasmes se présentant comme des souvenirs réels… C’est pourquoi des pères accusés par leurs enfants ont pu démontrer sans peine que les accusations ne reposaient sur aucun fondement réel. A partir de 1995 environ, la théorie du «souvenir retrouvé» a commencé à s’estomper.
Ce fantasme de séduction partagé par tous explique-t-il aussi pourquoi tout ce qui touche à l’abus sexuel a un retentissement intime, même chez ceux qui n’en sont pas directement victimes, comme le spectateur devant sa télévision ?
Tous les adultes sont ambivalents envers les enfants. D’un côté, les enfants sont notre prolongement et notre idéal, et nous espérons qu’ils pourront accomplir ce à quoi nous avons dû renoncer. De l’autre, ils limitent notre liberté et, d’une certaine façon, personnifient notre conscience morale. Les vomissements dune femme enceinte peuvent exprimer un rejet de l’enfant. Des parents ont des phobies d’impulsion comme jeter leur enfant par la fenêtre. D’une façon plus générale, l’angoisse excessive devant les risques auxquels sont exposés les enfants est, le plus souvent, l’expression de cette ambivalence mal assumée : imaginer l’accident, c’est exprimer un souhait, le vivre dans la douleur, c’est la punition pour avoir eu ce désir interdit. Toute cette agressivité est absolument inconsciente et refoulée. Pour se départir de ces impulsions, il y a un défoulement sur le criminel d’enfant. Ce n’est pas moi, c’est lui. Et les réactions des gens sont d’autant plus violentes et rigides qu’ils craignent de succomber à cette ambivalence, elle s’exprime d’autant plus facilement qu’il ne s’agit pas des parents de la victime. En dénonçant les assassins d’enfants, on se donne à soi-même l’assurance de faire partie des «braves gens». Mais c’est en même temps faire le reproche aux pouvoirs publics de ne pas assez protéger les enfants que nous sommes restés, et c’est un appel implicite à plus de fermeté, à un régime fort, etc.
On ferait donc du pédophile un bouc émissaire responsable de tous les maux. Cette réaction, dites-vous, entre en écho avec des peurs du Moyen Age ?
A l’extrême fin du Moyen Age, au début de l’imprimerie, il y a eu une recrudescence de la chasse aux sorcières. Or il est intéressant de souligner qu’aujourd’hui les pédophiles ont la sinistre réputation des sorcières d’antan. Tous deux sont considérés comme des ogres, tueurs ou mangeurs d’enfants, tous deux sont l’incarnation des dysfonctionnements de l’époque. Aujourd’hui, tout crime d’enfant est, selon les discours défaitistes, le signe des désordres du temps. C’est parce que la société va mal. Or rien ne prouve qu’il y a davantage de crimes d’enfants aujourd’hui qu’hier. Au XVe siècle, pour les inquisiteurs, ce sont les sorcières qui incarnaient ce mal : elles portaient les hommes à un amour désordonné, les rendaient impuissants ; de même, elles rendaient les femmes stériles, provoquaient des avortements, et, quand elles ne réussissaient pas l’avortement, elles tuaient les enfants pour en faire offrande au démon, puis les mangeaient. Il est intéressant de souligner que, si la dialectique des inquisiteurs concerne essentiellement la sexualité, les plaintes des habitants de l’époque envers les sorcières sont, elles, des préjudices essentiellement économiques elles ruinent les récoltes, elles font mourir les animaux, empoisonnent les sources. Pour convaincre de la réalité des maléfices, un livre est écrit en 1486 par deux dominicains, Henry Institoris et Jacques Sprenger. Le Marteau des sorcières connaît un succès considérable, un des plus gros tirages de l’époque. Il a fait l’objet de plus d’une trentaine d’éditions jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Sa diffusion, dans la vallée du Rhin, est accompagnée par la multiplication des bûchers.
Le phénomène se reproduirait aujourd’hui avec les médias…
Par ce livre, on voit comment le fantasme individuel de l’abus sexuel peut se transformer en inquiétude collective. L’écrit hier, la radio et la télévision ensuite, créent des foules artificielles où la passion et la haine l’emportent sur la raison. A présent, l’Internet est tout à la fois un merveilleux instrument d’information, le lieu de projection de beaucoup de nos craintes et, surtout, un vecteur privilégié d’expansion de la paranoïa. Comme l’a montré l’exemple des Etats-Unis, la recherche plus systématique des abus sexuels, si elle a eu des effets positifs, a conduit en même temps à donner une nouvelle actualité à des inquiétudes moyenâgeuses comme elle a donné une nouvelle actualité aux théories du complot. Les pédophiles existent, les ogres pas.
Vous parliez de la dérive sataniste aux Etats-Unis. Mais jamais en France nous n’avons connu cela.
L’aspect satanique est passé au second plan en Europe, c’est vrai, car la religion ne tient pas la même place dans la société. Mais nous avons eu l’équivalent laïc avec les réseaux pédophiles. Bien sûr, les pédophiles peuvent se rencontrer ne serait-ce que pour aller à Bangkok ensemble. Mais cette idée que des puissants du monde se donneraient des plaisirs en abusant d’enfants, avant de les tuer ou de les manger, relève surtout du fantasme partagé. Avec l’affaire Dutroux, l’idée de l’abus rituel satanique s’est laïcisée avec des «réseaux» d’hommes puissants et influents, bénéficiant d’appuis dans les échelons les plus élevés du pouvoir. Mais aucun de ces réseaux n’a été mis à jour. Ce fantasme partagé de réseau pédophile explique en partie la faillite de l’affaire d’Outreau. Même s’il y a eu des abus réels, les experts et le magistrat influencé par eux avaient la conviction intime qu’ils allaient enfin trouver la preuve de ces réseaux. C’est pourquoi ils ont perdu toute retenue. Reconnaître son inconscient, particulièrement dans les affaires de pédophilie, ne signifie nullement qu’il faille immédiatement satisfaire ses pulsions, mais, bien au contraire, que, dans chacun des moments de notre vie, la prise en compte de l’enfant qui est en nous, nous permette, bien au contraire, de distinguer notre monde intérieur de la réalité extérieure et d’agir plus ou moins en adultes.
Psychiatre, attaché de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, pédopsychiatre, Samuel Lepastier est, à l’origine, spécialiste de l’hystérie. Mais, dans les années 90, alors porte-parole de l’Association française de psychiatrie, il est amené à s’intéresser à la pédophilie, sujet qui surgit dans le débat public. Samuel Lepastier est aussi psychanalyste, membre de la Société psychanalytique de Paris. C’est donc en freudien qu’il analyse la situation depuis une quinzaine d’années. Il a toujours défendu sa discipline quand elle a été attaquée, notamment lors de la publication du Livre noir de la psychanalyse l’année dernière. Il a participé à la rédaction de l’ouvrage collectif Psychanalystes, qui êtes-vous ? aux éditions InterEditions.