[ Libération | Propos recueillis par Natalie Levisalles et Éric Loret | 13/01/2015]
Auteur de travaux sur la violence, la prison et l’humour, le psychanalyste Jacques André se penche sur l’immense élan collectif qui a suivi les attaques tétanisantes de la semaine dernière.
Qu’est-ce qu’un psychanalyste peut dire de ce qui s’est passé la semaine dernière ?
La position du psychanalyste est tellement mêlée à celle du citoyen… Pour ma part, je n’ai jamais connu de moment comme ça, où la vie psychique collective est à ce point prévalente. Et pas juste parce qu’il devient quasi incorrect d’évoquer sa vie personnelle au regard de l’immensité de ce qui se passe.
Je pourrais parler de ce qui se passe pour moi. Je ne me sens plus seulement le fils d’une histoire familiale, d’une filiation parentale, comme tout le monde, mais aussi le fils d’une culture, d’une philosophie, d’un esprit, d’une nation même. Moi qui ai horreur du nationalisme, c’est comme si ce mot reprenait un sens. Le mot «peuple» aussi, qu’on manie habituellement à tort et à travers, comme si cet être psychique collectif acquérait pour une fois une cohérence.
Il faut un événement comme celui-là pour s’apercevoir que cette histoire – et pas juste l’histoire de France, on voit bien que c’est l’histoire des idées, de la démocratie – est inscrite, et transmise. Ce qu’on n’a pratiquement aucun moyen de repérer dans d’autres circonstances. Bon, Charlie Hebdo, ce n’est pas Voltaire mais, en même temps, il y a quelque chose qui passe par le boulevard Voltaire, de la République à la Nation. C’est très étonnant de découvrir à quel point nous sommes habités par ça, à notre insu.
Au départ de toute cette histoire, il y a l’humour. Qu’est-ce que ça veut dire de refuser l’humour, ou de ne pas le comprendre ?
Tout le monde n’a pas accès à l’humour. La question du surmoi est ici une question importante. Parce que, l’idée est de Freud, il y a une relation très intime entre le surmoi – cette puissance d’interdit, de contrainte, d’obligation, qui dit une chose et son contraire et rend tout le monde un peu dingue – et l’humour, qui permet de se dégager, de faire un pas de côté. L’exemple bien connu, c’est le condamné à mort qui, un lundi à l’aube, est conduit à la guillotine et qui dit : «Mince, la semaine commence mal.» Ça ne change évidemment rien à ce qui va lui arriver. Par contre, on voit bien comment cette disposition d’esprit modifie, sinon le monde, du moins le regard que l’on a sur lui. C’est la même chose avec Dieu. Dieu, c’est un autre nom pour le surmoi, cette puissance qui surplombe, qui contraint à obéir, qui livre ses commandements. C’est par rapport à cela qu’il faut pouvoir faire ce pas de côté. On peut ou on ne peut pas. On a la plasticité ou pas. On se soumet ou pas. L’humour, c’est le contraire de la soumission. Ça n’est pas nécessairement révolutionnaire, ça ne renverse évidemment rien. Mais si on peut rire de celui qui vous commande… ça fait quand même une petite différence entre le prendre pour Dieu et le prendre pour un rigolo.
Quelle est la nature de cet élan qui a poussé des millions de gens à descendre dans la rue ?
A l’évidence, il y a des mécanismes d’identification majeurs. L’identification suppose qu’on devient tous les mêmes, et on devient les mêmes parce qu’on se rapporte à quelque chose de commun. C’est pour cela que l’idée de nation est intéressante ici, c’est une nation d’idées, de pensée, pas une nation territoriale. Il y a des identifications collectives et, au centre, il y a des idéaux, dont la liberté d’expression, qui est ici assez privilégiée, parce que c’est peut-être la forme la plus concrète de ce que liberté veut dire. Soit on peut dire ce qu’on veut et on vit, soit on ne peut pas et on se fait tuer, c’est une différence assez repérable.
Par ailleurs, dans ce moment que nous vivons, il est évident que la singularité de l’individu ne suffit pas. Nous sommes des êtres sociaux : on l’est banalement, ordinairement, mais on l’est beaucoup plus profondément qu’on ne le pense. Ce que permet un moment comme celui-ci, c’est de découvrir à quel point nous sommes partie prenante d’un être psychique collectif. Je prends mon propre exemple : je ne peux pas dire que je me sente français tous les jours ni que ce mot-là me fasse toujours rigoler, et pourtant je ne me suis jamais senti aussi français que depuis mercredi. Pas du tout au sens territorial, mais au sens d’héritier de Voltaire, d’héritier de l’histoire, c’est le secret de la démocratie moderne, l’histoire de la Révolution, de Montesquieu, Diderot… On découvre à quel point c’est un privilège, dans une société, que puisse exister Charlie Hebdo. Peu de pays pourraient supporter Charlie Hebdo…
Dans des pays, comme les Etats-Unis, la plupart des médias ont flouté les dessins de Charlie, alors qu’ils ont été très affectés…
Les Etats-Unis sont animés par des idéaux comme la liberté d’expression mais, sur la question religieuse, ils n’ont pas la même liberté que la France. On a tendance à oublier qu’avec la Révolution française, ce n’est pas seulement l’Ancien Régime qu’on a mis par terre, c’est aussi un mouvement de déchristianisation très important. Dans les cimetières, on avait inscrit : «La mort est un sommeil éternel». La Révolution est un moment de passion antireligieuse qui dit que, si Dieu existe, la démocratie n’est pas possible.
Qu’est-ce qui fait que la violence va jusqu’au meurtre ?
C’est évidemment très difficile à saisir, parce que les hommes qui ont fait ça n’ont, par définition, pas l’occasion de s’ouvrir à une parole, d’être écoutés. Au contraire. Pour que le meurtre puisse se produire, il faut qu’il y ait un mentor quelque part. Plus qu’un maître à penser, parce qu’un maître à penser, ça permet encore de penser.
Et puis, j’ai quand même le sentiment – je ne suis pas le seul – qu’il y a dans cette affaire beaucoup de la violence de l’adolescence. Pol Pot n’était pas un adolescent mais, au sein des Khmers rouges, il y avait beaucoup d’adolescents. Entre 15 et 18 ans, quand on a un fusil, on tire. Les hommes qui ont commis les meurtres de la semaine dernière ont tout d’adolescents jamais achevés. On ne sent nulle part l’homme adulte. Il y a une violence de l’adolescence qui court-circuite la pensée, il y a des courts-circuits entre «je désire», «je veux», «j’agis». Le tout nourri d’une pensée magique, parce que s’ils n’avaient pas la conviction délirante qu’il y a une vie après la mort, je ne pense pas que ce serait jouable. Il y a une toute-puissance de la pensée, qui est le propre de la pensée religieuse, mais qui prend là une forme maximum. Ils ne font pas ça pour mourir, ils ont quelque part la conviction qu’ils ne meurent pas, ils font ça pour la gloire, pour l’héroïsme, pour vivre.
A propos des Antilles, vous avez dit : dans les sociétés où la honte plus que la culpabilité joue un rôle de régulation, c’est au prix d’un accroissement du sentiment de persécution. Et ici ?
Il y a des sociétés qui sont plutôt régulées par la persécution et d’autres plutôt par la culpabilité : «Je ne fais pas ça parce que je ne veux pas qu’on pense que je suis, etc. C’est mon image et je défends mon image». Dans la plupart des sociétés musulmanes, la régulation se fait plus sur la base de la persécution, parce que la persécution peut être régulatrice, elle n’est pas juste destructrice.
La culpabilité est toujours un «je», «je suis coupable». Alors que la honte est un sentiment extrêmement social, on a honte sous l’œil des autres. Il faut un regard social pour avoir honte. La culpabilité peut rester intérieure. La honte se joue entre soi et le dehors. Dans la honte, on perd la face. On est nu alors qu’on se croyait habillé, quelque chose est brutalement révélé et produit de l’humiliation. La honte ne frappe pas au même endroit que la culpabilité. Le contraire de la honte, c’est la fierté. Le contraire de la culpabilité, c’est l’innocence.
Comment traiter un tel problème ? La culpabilité, on la traite sur des temps longs, c’est relativement transformable, élaborable. La honte, soit elle accable et détruit celui qui la ressent, soit elle pousse à réagir extrêmement violemment, notamment en passant à l’acte.
Certains de ces meurtriers sont passés par la prison.
Je peux me tromper, mais on a quand même l’impression que le passage en prison, pour beaucoup d’entre eux, est un moment de transformation radicale. De délinquants, ils deviennent croyants intégristes, potentiellement terroristes.
Plusieurs d’entre eux, Merah et ceux de ces derniers jours, ont un peu le même profil : des petits délinquants, auteurs de délits ordinaires. Et puis il y a l’événement de la prison, qui ne tient peut-être pas uniquement au fait qu’ils y rencontrent celui qui va devenir le mentor. Il se passe aussi qu’ils sortent du circuit de la délinquance. Il y a un effet transformateur de la prison, qui n’est pas un effet apaisant, ni socialisant. Mais quelque chose qui les fait passer dans le monde de la symbolique religieuse.
De l’extérieur, on a l’impression qu’enfin, ils trouvent un sens à leur vie, ils rencontrent un destin. Ils découvrent brutalement ce qui les conduit à devenir des soldats de Dieu. Vu de loin, ça ressemble à un moment mystique. La prison n’est pas un monastère mais, après tout, c’est un enfermement entre hommes.
Et maintenant ?
On a le sentiment que les forces de destruction sont d’une telle puissance, d’une telle rage, qu’elles finiront toujours par l’emporter. L’inconscient est un sauvage, jamais la démocratie ne sera l’héritière de l’inconscient. Elle se fera toujours contre lui, il n’y a ni égalité ni fraternité dans l’inconscient. S’il y a une liberté, c’est une liberté absolue et sauvage.
Et, pourtant, il y a les moments comme celui de dimanche, un moment mondial. Ce moment est allé chercher quelque chose d’extrêmement élaboré par rapport à la primitivité des meurtres accomplis. Ce mouvement de dimanche n’est pas du tout illusoire. Mais il est fragile.