Catherine Meye, Mikkel Borch-Jacobsen, Jean Cottraux, Didier Pleux, Jacques van Rillaer Vs Elisabeth Roudinesco

 

[Les principaux auteurs du Livre noir de la psychanalyse (Catherine Meye, Mikkel Borch-Jacobsen, Jean Cottraux, Didier Pleux, Jacques van Rillaer réagissent à l’interview qu’Elisabeth Roudinesco a donné à L’Express le 5 septembre. Ils demandent un droit de réponse. Elisabeth Roudinesco leur répond]

 

Elisabeth Roudinesco a accordé une longue interview à l’Express, où elle répond au Livre Noir de la Psychanalyse, que nous avons co-signé avec trente-quatre auteurs de dix nationalités, dont la plupart ont une oeuvre considérable derrière eux. Elle jette l’opprobre sur ce livre, sans apporter la moindre preuve de ses accusations : aucune citation, aucun fait. Sans contradicteur, elle cherche à discréditer cette entreprise a priori, sans doute pour éviter d’avoir à répondre aux questions que nous soulevons. Mais lorsque qu’elle se risque à avancer quelques faits, ce sont autant de contrevérités.

 

Que les lecteurs de l’Express en jugent.

 

1/ Elisabeth Roudinesco affirme  “L’ouvrage est d’autant plus pervers qu’il inclut également des auteurs dont les articles […] ont peut-être servi, à leur insu pour certains, de caution à l’entreprise.” Tout l’artifice est dans le « peut-être » qui permet d’insinuer sans apporter le moindre élément qui accréditerait cette accusation. Tous les auteurs du Livre noir de la psychanalyse sans exception ont participé à cette entreprise en connaissance de cause, la plupart du temps en écrivant des textes pour l’occasion, parfois en autorisant l’éditeur à traduire en français des textes parus précédemment dans une autre langue (excepté Alfred Hoche et Aldous Huxley, morts depuis longtemps, mais qui auraient été ravis de se retrouver en compagnie de critiques de la psychanalyse.).

 

Réponse d’Elisabeth Roudinesco: Patrick Mahony que j’ai interrogé par lettre m’a dit son embarras. Il avait donné un accord verbal à MBJ lors d’un colloque à Toronto sans connaître le titre du livre collectif. Il m’a dit ne pas avoir signé de contrat avec les Arènes. Il m’a déclaré dans une lettre qu’il devait tout à Freud et à la psychanalyse, comme en témoigne le livre collectif où ses amis lui rendent hommage à Montréal : Penser à Freud avec Patrick Mahony.
Philippe Pignarre m’a dit avoir signé un contrat pour un ouvrage collectif qui portait la mention Livre noir. Il m’a toutefois précisé qu’il ne connaissait pas le contenu des textes des autres auteurs et que le sien ne portait pas sur une quelconque accusation en termes de “livre noir”. Il n’avait pas lu le livre quand je lui ai parlé à son retour de vacances, fin août.

 

2/ Elisabeth Roudinesco assure avoir trouvé dans cet ouvrage l’accusation d’inceste : “Freud y est traité de […] père incestueux.”  C’est tout à fait inexact. Patrick Mahony, un  psychanalyste, professeur à l’Université de Montréal, dans le chapitre « Freud, thérapeute familial » (p. 463-69) relate simplement que Freud a pratiqué ce que les psychanalystes eux-mêmes appellent une “analyse incestueuse”… Freud a psychanalysé sa fille Anna, pendant des années, à raison de six séances par semaine.

 

Réponse d’Elisabeth Roudinesco : Il est exact que Patrick Mahony utilise le terme d’analyse incestueuse. Mais il a écrit cette phrase : “Freud opérait sur sa fille un processus de séduction iatrogène et de viol”. (465) Prise dans un autre contexte, une telle affirmation peut passer pour une interprétation kleinienne un peu excessive. Mais dans le contexte d’un livre noir où Freud est présenté comme un charlatan, avide d’argent, menteur, inventeur de scènes de séductions et lui même séducteur de jeunes filles, la phrase malheureuse de Mahony fait de Freud un père incestueux.

 

3/ Elisabeth Roudinesco pratique l’amalgame, bien qu’elle s’en défende, entre les historiens révisionnistes du freudisme – terme qu’elle emploie avec insistance – et le révisionnisme, qualificatif utilisé en France pour désigner les négationnistes.  Elle oublie de préciser que l’adjectif révisionniste est couramment utilisé dans l’historiographie anglo-saxonne pour qualifier n’importe quelle révision de l’histoire (François Furet, par exemple, est un historien révisionniste de la Révolution française). Loin d’être des extrémistes marginalisés, les révisionnistes freudiens, appelés également les  Freud scholars (littéralement les érudits de Freud) sont des universitaires respectés qui interviennent à l’étranger dans tous les débats académiques et médiatiques.

 

Réponse d’Elisabeth Roudinesco: Bien entendu, le courant révisionniste est honorable, sauf quand il dérive vers le révisionnisme absolu qui consiste à détruire l’objet que l’on étudie ou à le nier. Plus personne en France dans les milieux académiques ne confond le révisionnisme et le négationnisme (négateurs des chambres à gaz)

 

4/ Elisabeth Roudinesco prétend que les révisionnistes freudiens ont “voulu faire interdire, en 1996, une grande exposition sur Freud à Washington”. C’est faux.  Dans une pétition adressée à la Bibliothèque du Congrès, où devait se tenir cette exposition, 42 chercheurs (dont des psychanalystes et la petite-fille de Freud, Sophie Freud) demandaient au contraire à y participer. Le texte complet de cette pétition peut être consulté sur le site officiel des Sigmund Freud Archives elles-mêmes: http://plaza.interport.net/nypsan/freudarc.html.  L’exposition Freud n’a jamais été interdite, mais temporairement reportée par la Bibliothèque du Congrès, parce que les organisations psychanalytiques n’avaient pas réussi à réunir les fonds nécessaires. Quant à affirmer, comme le fait Elisabeth Roudinesco, que les révisionnistes ont “commencé à vouloir interdire des enseignements, des expositions et toute allusion positive à la psychanalyse” (c’est nous qui soulignons), cela relève de la fiction pure et simple.

 

Réponse d’Elisabeth Roudinesco: Les révisionnistes ont bien tenté d’interdire l’exposition de la Bibliothèque du Congrès de Washington si leurs travaux n’y étaient pas présents. Cela a fait la une de toute la presse américaine puis de la presse française.

 

5/ Elisabeth Roudinesco affirme que “Freud lui-même n’avait pas hésité à prendre des positions courageuses à son époque contre la peine de mort.”. Or, si l’on excepte une anecdote au chapitre 5 de Malaise dans la civilisation qui ne nous apprend rien sur son attitude à l’égard de la peine de mort, on ne sache pas que Freud ait jamais abordé ce sujet. la Standard Edition de ses ?uvres complètes est muette sur le sujet. L’historienne Elisabeth Roudinesco a peut-être confondu Freud avec l’un de ses adversaires les plus déterminés, Emil Kraepelin, dont le premier ouvrage, Die Abschaffung des Strafmasses (1880), préconisait, en effet, la suppression de la peine de mort.

 

Réponse d’Elisabeth Roudinesco: Les positions de Freud contre la peine de mort figurent dans le livre de Theodor Reik, Le besoin d’avouer. Je le commente en ces termes dans la préface que j’ai rédigée pour Le psychologue surpris, Paris, Denoël, 2001 : “Dans sa réponse au juge, Reik justifia donc l’abolition au nom de la psychanalyse et en se faisant le porte-parole de Freud : “Si l’humanité, écrivait-il, continue à dénier à la peine de mort son caractère de meurtre sanctionné par la loi, c’est parce qu’elle s’est toujours refusée jusqu’ici à regarder la réalité en face, à reconnaître l’existence de la vie affective inconsciente. Ma position vis-à-vis de la peine capitale n’est donc pas dictée par des raisons humanitaires, mais par la reconnaissance de la nécessité psychologique de l’interdit universel : tu ne tueras point (…) J’affirme être un adversaire résolu du meurtre, qu’il se présente sous la forme d’un crime individuel ou de représailles exercées par l’Etat” (Le besoin d’avouer, paris, Payot, 1973.p. 400-401 Jacques Derrida et moi avons commenté ce texte dans De quoi demain…Dialogue, Fayard, 2001

 

6/ Elisabeth Roudinesco soutient que « Le Livre noir dénonce « l’exception française » parce que le courant analytique serait dans notre pays plus important qu’ailleurs […] Si l’on se réfère au nombre de psychanalystes par habitants, le plus freudien est la Suisse, suivie par l’Argentine, la France, puis les Etats-Unis […] Et les différences en termes d’implantation sont minimes. » Sur l’exception française, Elisabeth Roudinesco devrait relire ses propres ouvrages, par exemple, Pourquoi la psychanalyse ? « La France est le seul pays au monde où ont été réunies pendant un siècle les conditions nécessaires à une intégration réussie de la psychanalyse dans tous les secteurs de la vie culturelle, aussi bien par la voie psychiatrique que par la voie intellectuelle. Il existe dans ce domaine une exception française. » ( Fayard, 1999, p 130) Sur les différences « minimes » entre la France et les Etats-Unis, les chiffres officiels sont éclairants. Selon le Ministère de la santé, la France compte 13750 psychiatres dont 70% d’orientation psychanalytique, auxquels s’ajoutent les psychologues et psychothérapeutes, estimés, selon les différentes sources, entre 8250 et 14000 (dont 3000 lacaniens).  La France compterait donc, en hypothèse basse, 1 psychanalyste pour 7500 habitants ou, en hypothèse haute, 1 psychanalyste pour 4100 habitants. Dans le même temps, aux Etats-Unis, on dénombre 6500 psychanalystes répartis entre deux associations. Soit 1 psychanalyste pour 45.000 habitants.  La France et les Etats-Unis s’étalonnent ainsi sur une échelle de 1 à 6 ou de 1 à 10  et ce différentiel ne cesse de croître : selon le Times en 2003, l’âge moyen des thérapeutes freudiens est monté à 62 ans. Désormais, le manuel de référence des étudiants américains en psychologie, le Myers, ne consacre plus que 11 pages sur 740 aux théories freudiennes, alors que la Société psychanalytique de New York fut la plus célèbre du monde au XXe siècle.

 

Réponse d’Elisabeth Roudinesco: Les auteurs du Livre noir m’ont emprunté le terme d’exception française qui figure dans le Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 2000 (co-auteur Michel Plon). Mais ils l’ont détournée de son sens. Car pour eux elle signifie que l’exception est une situation aberrante et que la France serait avec l’Argentine le seul pays où la psychanalyse aurait trouvé refuge. Comme le montre la citation ce n’est pas ce que je dis.     Quant aux chiffres, ils dénotent une manière de compter qui ne tient pas debout. Ce n’est pas parce que des psychiatres et des psychologues ont une orientation psychanalytique que l’on peut les comptabiliser comme des psychanalystes sauf à vouloir affirmer, de façon péjorative, que l’influence de la psychanalyse est excessive et donc néfaste, ce que dit Le livre noir. la seule comptabilité correcte ne peut s’appuyer que sur le relevé des annuaires auquel on ajoute un correctif, ce que j’ai fait en chiffrant le nombre de psychanalystes à 5OOO à peu près.      Le Ministère de la Santé n’a pas de chiffres fiables et c’est pourquoi j’ai communiqué à ce Ministère mes propres chiffres. N’oublions pas que le Ministère avait répertorié 30OOO psychothérapeutes alors qu’il y en a 7500. J’ai souligne ce fait dans Le patient, le thérapeute et l’état, Paris, Fayard, 2003.

 

7/. Les chiffres avancés par Elisabeth Roudinesco, quant au nombre de praticiens des thérapies comportementales et cognitives en France, sont pour le coup tout à fait faux : ils ne sont pas 550 (ce sont les chiffres de 2000) mais bien un millier (chiffres de 2005. Sources aftcc et afforthecc).

Réponse d’Elisabeth Roudinesco: Il est possible que le nombre de comportementaliste ait doublé en trois ans. Mais en 2004 Jean Cottraux a donné ce chiffre de 562 dans son propre livre Les visiteurs du soi (p. 226), Odile Jacob

8/ Elisabeth Roudinesco se place du côté des forces du progrès contre la société scientifique et marchande. « La psychiatrie est devenue entièrement biologique, elle est en train de se soumettre au comportementalisme en redevenant purement médicale […]Veut-on des individus soumis aux contraintes de l’efficacité économique et de l’hédonisme réduit à la question du corps, ou bien des sujets lucides et autonomes, mais peut-être moins contrôlables ? » Sur le plan sémantique, Elisabeth Roudinesco a raison puisque la psychiatrie est forcément médicale, iatros voulant dire médecin en grec ancien.  Dans la pratique, les personnes souffrant d’une dépression profonde, d’un trouble mental, d’une addiction ou d’une phobie cherchent à se soigner et à guérir, de la manière la plus efficace possible, grâce à des thérapies qui ont été évaluées et dont les résultats ont été comparées. Une personne libérée de ses troubles, ou qui souffre moins, devient plus à même d’être un citoyen engagé, dans quelque combat que ce soit.

 

Réponse d’Elisabeth Roudinesco: Cette question est un jugement et n’appelle aucune réponse.

 

Le reste de l’entretien est une suite de jugements de valeur ou de postulats : ils appartiennent à Elisabeth Roudinesco, qui préfère manifestement le monologue au dialogue. Il est regrettable que la réponse au Livre noir de la psychanalyse s’abstienne des règles élémentaires du débat intellectuel et n’apporte pas la preuve de ce qu’elle avance.