« Ella Sharpe, lue par Lacan », « Traduction inédite des écrits », Coll. « Psychanalyse », Editions Hermann, 2007, 200 p., 24 euros. Sous la direction de Marie-Lise Lauth

Une traduction inédite – et bienvenue – des Ecrits de la psychanalyste Ella Sharpe (Editions Hermann).

« Peu d’analystes ont été aussi doués…Elle écoutait d’une oreille minutieuse chaque son émis par un patient et prenait à la lettre et avec le plus grand soin, chaque mot prononcé » écrivait Ernest Jones, le biographe de Freud, au sujet de la psychanalyste Ella Sharpe. Née près de Cambridge en 1875, quasi contemporaine donc du fondateur de la psychanalyse, Ella Sharpe possédait effectivement l’amour des belles lettres. Destinée à la littérature, devenue enseignante, elle suit une analyse avec James Glover, puis effectuera une « tranche » à Berlin avec Hans Sachs, amateur comme elle de littérature. C’est donc avec intérêt qu’on découvrira l’ouvrage qui lui est consacré par les Editions Hermann où la traduction de ses principaux textes donne lieu au rappel des commentaires qu’en fit ultérieurement Jacques Lacan.

Le lecteur ne manquera pas d’être saisi par la capacité d’explicitation pédagogique de celle qui fut chargée d’enseignement à la British Society of Psychoanalysis. Insistant sur l’écoute des associations phonétiques des patients, elle apparaît en quelque sorte comme un précurseur des futures articulations « signifiantes ».

Loin toutefois de s’enfermer dans une cascade de spéculations théoriques, Ella Sharpe défend au contraire dans sa conférence sur « l’analyste et l’analysant » de 1930 une approche humaine de la psychanalyse, demandant à ses étudiants – et futurs analystes -, comme saurait le faire un bon didacticien, de ne jamais cesser leur travail sur eux-mêmes. Et de leur préciser, à l’image de Jones qui parlait à propos de ses patients d’une « curiosité bienveillante », de toujours manifester un intérêt et une « curiosité insatiable » pour « la vie dans sa totalité » en leur rappelant que « la culture est inséparable des conflits ». Les gens, les idées et l’art, le folklore ou les techniques demeurent indispensables pour « lire correctement les intentions des discours de l’analysé », assure-t-elle. Si les titres et les diplômes universitaires, si « une connaissance à jour du corps de la doctrine psychanalytique » restent essentielles,  il faut, ajoute-t-elle, se méfier de « nos propres fantasmes d’omnipotence », liés à « nos angoisses infantiles ». D’où son questionnement dubitatif – pas vraiment lacanien – sur le « recours à la magie des mots » lorsque l’analyste « perd la trace des liens » dans la séance alors que, selon elle, la seule finalité vise le « travail d’élaboration des résistances ». Il est rare également de trouver chez des analystes, autrement qu’en séances de supervision, ce luxe de détails sur le maniement du cadre : Ella Sharpe n’hésite pas à indiquer comment saluer l’analysant ou l’inviter à s’allonger, dès la seconde séance, sur le divan.

Dans un autre texte de 1940 sur les « problèmes psycho-physiques révélés dans le langage », la psychanalyste britannique développe sa théorie sur les métaphores en liaison avec « l’âge où les orifices du corps peuvent être contrôlés ». « L’immatériel, explique-t-elle dans une formule incisive, s’exprime en fonction du matériel », avant d’élaborer sa conception sur  l’origine du mot et celle du langage affectif et d’illustrer l’ensemble avec force exemples cliniques. Loin d’être lacanienne avant l’heure, Ella Sharpe ne tombe pas dans l’excès du recours au signifiant métaphorique et, tout en inaugurant un authentique travail sur la structure langagière inconsciente, rattache fondamentalement celle-ci au domaine freudien de l’affect et du pulsionnel. 

On appréciera finalement à leur juste valeur les deux dernières conférences présentées dans l’ouvrage : « Certains aspects de la sublimation et du délire » (1930) et « L’impatience d’Hamlet » (1929). Dans le premier, Ella Sharpe évoque aussi bien pour la danse que pour le dessin, cette « nécessité intérieure », une compulsion interne non dénuée de pensée magique. Le dessin des primitifs représentant les animaux à chasser pour se nourrir ou la danse des rites funéraires procède, selon elle, d’une sorte de réassurance face à la mort. Dans « l’impatience d’Hamlet », Ella Sharpe rend en premier lieu hommage au travail d’Ernest Jones sur cette œuvre de Shakespeare. Elle affirme néanmoins que cette tragédie n’est pas celle d’une procrastination mais plutôt celle d’une « impatience », approche qui vient éclairer les notions de deuil et de mélancolie. En s’appuyant sur Freud, elle souligne que le thème central d’Hamlet résulte bien d’une « alliance entre le surmoi inconscient et le ça », à l’origine d’une poussée de sadisme surmoïque chez Hamlet lequel devient « incapable de supporter l’attente, l’auto-dépréciation et la perte d’amour » inhérentes à l’option mélancolique.

Assurément donc un ouvrage de grand intérêt. Et de la catégorie de ceux auxquels l’analyste n’hésitera pas à recourir fréquemment dans son travail de clinicien.

Jean-Luc Vannier