Pour les jeunes, et en particulier ceux des banlieues, l’agressivité masque le désir d’appartenir. Cela fait une trentaine d’années que, pédopsychiatre, je suis en charge de l’aide psychologique destinée aux jeunes des communes de Clichy-sous-Bois et Montfermeil ;

j’ai aussi contribué, avec mes amis pédiatres de l’hôpital, à fonder l’association Amica, qui créa le point-écoute jeunes qui leur est destiné ; elle est pressentie pour édifier une Maison des adolescents, selon le modèle désormais connu. Cette activité tonique, au coeur des banlieues, fait pour moi un contraste fertile avec celle de psychanalyste, auprès d’enfants et d’adolescents, à l’hôpital de la Salpêtrière, et en pratique privée avec des patients adultes : turbulence extérieure, turbulence intérieure. Elle me vaut d’être depuis quelques mois questionné avec stupeur : ces jeunes des banlieues, que réclament-ils donc ? Sont-ils inconscients de la chance qui est la leur, comparée au destin de tant de jeunes de par le monde ? Sont-ils ingrats, au point de dénigrer ce qui leur est apporté ? Or, du côté des jeunes, c’est un sentiment de délaissement qui domine, du fond de leurs banlieues lointaines, même caché derrière des attitudes fanfaronnes et provocatrices. Comment comprendre un tel décalage des sentiments ?

L’ingratitude des jeunes est une façade ; au moment de s’affirmer, ils revendiquent ne rien devoir qu’à eux-mêmes. C’est une façon de proclamer leur confiance en eux, tant ils doutent d’y parvenir. Derrière la superbe, il y a l’inquiétude. Les jeunes ne veulent plus recevoir : ils ne sont plus des enfants. Mais ils ne possèdent pas encore les instruments «pour conquérir» qu’ils estiment être détenus par les adultes et que, par ailleurs, ils n’hésiteraient pas à leur arracher s’il le fallait.

Ces doutes sont majorés pour les jeunes des banlieues ; enfants de l’immigration, ils ne sentent pas leur place garantie d’office dans la société. Tel l’enfant dans sa famille d’adoption, ils conservent le sentiment de s’être greffés là par hasard, dans une histoire où ils n’osent pas dire la leur. Ils ont besoin que le lien leur soit sans cesse confirmé, impatience avivée du tiraillement entre deux terres de rattachement, celle du pays d’hypothétiques ancêtres, dont la présence est floue, et celle du pays d’adoption. Tout jeune est embarrassé de la dette à assumer ; mais si en plus il ne sait pas à qui la vouer, écartelé entre une loyauté d’un côté qui équivaudrait à trahison de l’autre, la question devient insoluble. L’interrogation s’aiguise : où est notre place ? Elle tourne au paradoxe ; pour réclamer une place dont ils se sentent mal assurés, les jeunes rejettent. Leur provocation est un test, une interpellation.

Les adultes ont pour rôle de dénouer le paradoxe ; eux seuls peuvent transmettre aux adolescents, apaisant leur impatience inquiète. Il ne s’agit pas d’excuser la manière : les débordements paralysent la vie sociale, les troubles du comportement d’un jeune entravent la vie scolaire de tous. Il s’agit de répondre, pour dénouer le paradoxe, non pour l’exacerber. Cela comporte de refuser la manière, pour mieux accueillir le message caché qu’elle exprime et dissimule à la fois ; de contenir la première, pour accueillir le second, non pour l’ignorer. C’est la question de l’autorité ; est-elle destinée à mâter les jeunes, ou vise-t-elle à les aider à grandir, en soutenant l’éducation, si contraignante par nature ? La fermeté sur la manière, sans la compréhension sur le fond, exacerbe le rejet et fait flamber la violence. Inversement, la compréhension, si elle tolère la manière, vire à la permissivité, qui est un évitement, et donc un délaissement. En milieu scolaire comme dans la vie sociale, les temps de la sanction et de la compréhension gagnent à être distingués ; ils n’en sont pas moins complémentaires. Le temps collectif de la vie de classe impose certaines règles, notamment dans le rapport entre élèves et enseignants : ce rapport ne doit pas être codifié pour la forme, mais pour favoriser la transmission de la part de l’adulte, et la réceptivité de la part des jeunes. Il n’exclut pas qu’un moment ultérieur explore les raisons personnelles qui amènent tel jeune à gâcher son avenir, doutant de le mériter. Ni victimisation des jeunes, ni dénonciation ; mais notre implication.

C’est elle que réclament les jeunes des banlieues ; or, elle semble hésitante. La société se montre généreuse, mais pas impliquée ; comme un parent adoptif plein de sollicitude, mais qui ne s’engagerait pas dans la création du lien. Cette retenue est-elle le signe d’une culpabilité ? Faut-il incriminer le jeunisme, le nivellement des générations, qui brouillent notre écoute des adolescents ? Surtout, nous craignons de nous laisser influencer ; or, c’est une condition de l’intégration, comme de l’adoption dans une famille. Celle-ci ne peut réussir que si l’enfant sent appréciée sa touche de différence, importée depuis l’ailleurs où il est né ; d’autant qu’il a tendance à plutôt la déprécier. De même, l’intégration ne peut se résumer à enfermer les jeunes dans notre tradition ; elle suppose que nous nous laissions pénétrer par leur apport original. Cela se fait d’ailleurs ; mais plutôt à travers la classe d’âge adolescente : le look des banlieues est devenu un code vestimentaire d’aujourd’hui. L’intégration assimile des différences, comme l’adoption : sans le concours de l’hérédité ; il y a là un effort, mais une précieuse vitalité.

Comme l’adoption, l’intégration ne peut pas reposer sur une sélection des jeunes, selon des critères préétablis, qui abolirait le sens du don. A l’inverse, une prétention humanitaire surchargerait le poids de la dette pour les bénéficiaires.

Cet article est paru dans Libération, le  4 juillet 2006
Christian Flavigny est  pédopsychiatre (hôpital de Ville-Evrard, Seine-Saint-Denis) et psychanalyste (département de psychanalyse, hôpital de la Salpêtrière, Paris). Auteur de : le Désir à cache-cache , Delachaux et Niestlé, 1996 et  Parents d’aujourd’hui, enfants de toujours, éd. Armand Colin (2006).