[Madame Figaro | 22/05/2015]

Comment préserver l’intime à l’heure du tout en réseau et du super moi  ? Avec Défense du secret, son nouveau livre, la psychanalyste et philosophe Anne Dufourmantelle nous invite à nous taire et à refuser la transparence. Un luxe ultime.

Elle reçoit ses patients dans un cabinet perché au cinquième étage d’un petit immeuble parisien de la rive gau­che. Pas d’ascenseur, il faut grimper. Les séances d’Anne Dufourmantelle se méritent. Cette gracieuse psy­chanalyste, philosophe de formation, vient de jeter un pavé dans la mare. Son dernier essai  (1) nous rappelle qu’il est interdit de tout révéler. Les sagesses an­­­­­cestrales, la théologie et même l’invention de la psychanalyse ont toujours fait l’éloge de la vie privée. Face aux curiosités voraces du temps, Anne Dufourmantelle plai­de avec subtilité pour un retour à l’intime.

Madame Figaro. – Dans une société où tout se dit, s’avoue et se voit, le secret n’est-il pas le dernier des luxes ?
Anne Dufourmantelle.– Oui, il s’agit d’un luxe. Nous vivons tous dépliés dans un univers panoptique. On est sans cesse sous le regard de l’autre, du fait de l’évolution des technologies et aussi de cette douce, insidieuse et forte pression du surmoi social. On se sent obligé de tout dire et d’exprimer à nos enfants, nos conjoints à peu près tout de notre vie intérieure. Les espaces très préservés, comme le silence ou la prière, deviennent de grands luxes. L’adage « pour vivre heureux vivons caché » semble désormais un vœu pieux. Et comme le luxe est rare, on voudra bientôt le mettre sous séquestre.

Qui souffre en priorité de ces espaces secrets qui se raréfient  ?
Je trouve que les jeunes filles d’aujourd’hui souffrent davantage que celles d’il y a vingt ans. Elles sont soumises à l’ordre surmoïque de jouir à tout prix. Même la performance sexuelle leur est imposée. Alors, quand elles sont dans le cabinet du psy, elles se défendent de leur côté « fleur bleue ». Leur ingénuité, elles l’avouent comme une faute. Au fond, elles tentent de se justifier de leur innocence, de leur candeur.

On leur demande donc une maturité exceptionnelle  ?
Oui, c’est un virage impressionnant, à 360 degrés. Le « tu dois » (plaire, être en couple, séduire, etc.) me semble beaucoup plus culpabilisant que le « tu ne dois pas » (aller trop vite dans ta vie sentimentale) d’hier.

Le domaine amoureux relève de la performance  ?
Absolument. L’injonction principielle pour les femmes est d’ordre orgasmique. Et quant aux jeunes gens, il leur est fortement recommandé de toucher à tout…

La bisexualité est donc une mode  ?
Oui, comme l’alcool à dose massive. Se placer d’emblée dans des conduites à risque, des postures pornographiques, des actes sexuels, voilà le mot d’ordre des groupes de jeunes. Pour avoir l’air extrêmement à l’aise dans l’existence, il faut aller dans ce qu’il y a plus de transgressif tout de suite. Ils doivent souvent dire qu’ils sont très religieux pour échapper à ces nouvelles règles. C’est ainsi qu’ils se justifient vis-à-vis du groupe pour ne pas avoir l’air complètement ringards. En réalité, ils doivent lutter pour garder intact un certain rapport secret à leurs propres découvertes.

Avec les réseaux sociaux – Twitter, Facebook… – qui incitent à une grande transparence émotionnelle, quelle part d’intimité leur reste-t-il  ?
Le problème de Facebook est le suivant : une idée postée a de la valeur parce qu’elle est choisie par d’autres. C’est le règne implacable du « j’aime parce que tu aimes », et je suis d’autant plus aimable que cinquante personnes m’aiment et me suivent. Il s’agit donc d’un renforcement du sujet par un groupe qui est une sorte de famille élargie. Et si vous perdez un ami, vous en perdez aussi cinquante d’un coup, comme dans les cours de récréation, mais de façon beaucoup plus directe, invasive et brutale. La perfidie du réseau rend l’individu de plus en plus manipulable, performant et identifié.

C’est une vraie vitrine qui encourage une fausse transparence  ?
Oui, le plus malin trichera jusqu’au bout dans ce jeu de poker menteur. On y trouve des personnalités leaders auxquelles tout le monde adhère. Mais on peut constater aussi que celui qui a assez de force pour rester en accord avec lui-même, sans céder aux modes et aux influences, va sans doute émerger du lot. Au début, le résistant aux normes sera ostracisé, mais s’il insiste assez longtemps, il va devenir exemplaire. Le maître mot dans ce jeu de piste c’est l’insistance sur ses propres codes, ses propres valeurs.

Votre défense du secret vaut-elle également dans la relation amoureuse  ?
Dans un couple, je pense qu’il est préférable de ne pas tenter de percer les secrets du conjoint. Les progrès de la technologie nous invitent à tout vérifier via les ordinateurs, les portables. Lors d’une séparation, ces objets servent même de pièces à conviction devant le tribunal. Il faut savoir ignorer cet arsenal même si c’est difficile. Le vrai luxe, c’est de savoir que l’on peut espionner son amoureux et choisir de ne pas le faire, décider au fond de ne pas se faire de mal.

Vous rappelez qu’une séance de psychanalyse débute ainsi : « Dites tout ce qui vous vient à l’esprit, sans censure. » Le métier que vous exercez consiste donc à « lever » des secrets…
En effet, à lever des secrets, et donc des inhibitions. Le paradoxe, c’est que nous sommes dans l’ère de la transparence qui exclut le secret aujourd’hui. À l’époque de Freud, au contraire, tout était enfoui. Les grandes hystériques n’avaient le droit de ne rien dire ni de leurs angoisses ni de leurs désirs. Sa grande révolution, c’est cette phrase : « Dites tout ce qui vous vient à l’esprit, sans censure. » Peu à peu, les autres règles freudiennes ont été aménagées, mais pas cette invitation à libérer la parole sur le divan. L’idée demeure révolutionnaire, même si le patient ne réussit pas toujours à « dire ce qui lui vient à l’esprit ». Cette tentative de déjouer les discours raisonnés fait émerger des choses incroyables. La surprise, la découverte, l’émotion, certains schémas secrets qui nous habitent. L’analyse fonctionne d’ailleurs comme une boîte secrète. Le rituel de la séance est protégé par un pacte scellé par le secret professionnel qui lie le psy à son patient. Il ne le sera pas toujours. Sans doute voudra-t-on lever cet ultime secret, puisque notre société exige du dévoilement partout.

En tant que psy, pensez-vous que le mal-être des gens est lié à l’impossibilité de cultiver leur jardin secret  ?
Oui, le jardin secret représente une opposition positive à l’air du temps. Il aide l’individu à penser par lui-même, à devenir un peu plus dense et à se moquer des diktats de l’époque. Ce peut être un acte minuscule, mais répété. Si vous faites pousser la même rose et lui parlez de la même manière tous les jours, personne ne pourra faire cela comme vous. C’est quelque chose que personne ne pourra vous prendre, ce n’est pas prenable. Vous existerez, dans votre singularité, à travers cette rose.

Entretien: Elizabeth Gouslan
(1) Défense du secret, d’Anne Dufourmantelle, Éd. Payot, 16 €.