Le plus souvent, mon avatar réalise mes rêveries glorieuses : il triomphe des monstres et des dragons, fait fortune et dirige un empire. Il est un héros civilisateur et bâtisseur, tout à la fois César, Alexandre le grand et Ulysse. Mais à d’autres moments, il accueille ma part sombre, ce que la saga de la Guerre des étoiles appelle la « face noire de la force ». Je deviens un monstre, un criminel, un fourbe ou un tyran. Je détruis des cités prospères pour le plaisir, utilise un lance-flammes ou un bazooka contre des civils, ou regarde se noyer lentement mon enfant que j’ai fait descendre dans la piscine familiale avant d’en retirer l’échelle. Bien des joueurs prennent plaisir à tuer, étriper, torturer des personnages générés par l’ordinateur…

On aurait pourtant tort de croire que tout, dans ces mises en scènes terrifiantes, relève de désirs sadiques. Les mondes virtuels permettent aussi de représenter des craintes secrètes, si effrayantes que les nommer est impossible, mais auxquelles la mise en scène par avatars interposés donne un début de figuration. Je me souviens ainsi d’un adolescent qui s’arrangeait toujours pour mettre son avatar dans des situations où il mourait abominablement. En fait, cet adolescent mettait son personnage en danger pour le voir mourir. Ce qu’on aurait pu prendre pour de la maladresse ou de l’inconscience relevait chez lui d’une intention délibérée. Cet adolescent n’avait pas de comportements suicidaires dans sa vie quotidienne, mais j’ai pu en comprendre le risque en le voyant jouer. À partir de là, il a été possible d’évoquer la place de ses pensées suicidaires dans sa « vraie vie », et de réaliser un travail de prévention.

Son histoire m’en a d’ailleurs rappelé une autre, celle d’une femme dont j’avais eu à m’occuper au début de ma carrière de psychiatre. Elle aussi avait de fortes tendances suicidaires, mais les jeux vidéo n’existant pas à cette époque, elle ne les gérait pas avec des poupées de pixels, mais avec de vraies poupées d’étoffe. Elle confectionnait elle-même celles-ci, puis… les jetait par sa fenêtre ! En défenestrant ces créatures de chiffon créées à son image, cette femme s’offrait à la mort en même temps qu’elle lui échappait. Et en contemplant de sa fenêtre le corps démembré de ses « victimes », elle se voyait elle-même dans le triste état où la mort l’avait mise, comme dans un rêve. En fait, c’était moins à sa « mort » qu’elle assistait qu’à la mort des parties d’elle-même dont elle souhaitait se débarrasser, à commencer par celles qui avaient le désir de mourir. En contemplant leur mort par poupées interposées, elle retrouvait provisoirement le désir de vivre.

Dans les années 1970, la psychanalyste Gisela Pankow demandait à ses patients de fabriquer un personnage en pâte à modeler, puis les invitait à imaginer son histoire… jusqu’à figurer un accident qui pourrait lui arriver. Il s’agissait pour cette psychanalyste d’inviter ses patients à mettre des mots sur les noirs désirs qui les habitent. C’est un peu ce que nous invitent à faire nos avatars. Ce qui apparaît à l’observateur comme un simple jeu est parfois très sérieux !