Ma première rencontre avec la psychanalyse eut lieu en 1965, alors que je suivais en Sorbonne les cours de Daniel Lagache… qui parlait de telle manière que je n’y comprenais rien.

Je fus très vite intrigué par les textes de Freud, qui étaient assez éloignés des textes de philosophes que je lisais à longueur d’année, y compris Nietzsche (dont on fait, je ne sais pourquoi, un précurseur de la psychanalyse), puisque aucun d’entre eux ne fait appel à une expérience clinique. Freud, neurologue, spéculait, d’une manière inhabituelle dans le monde médical. Deux ans plus tard, dérogeant fortement aux us et coutumes, je choisis de présenter un mémoire de philosophie sur « l’ontogenèse du comportement instinctif chez l’animal et l’homme », sous la direction de Gilbert Simondon, où je comparai les approches des éthologues et celle de Freud. Depuis, je n’ai cessé d’être en contact avec la psychanalyse et avec des psychanalystes.

Après mai 1968, je me suis rapproché de Gilles Deleuze, et par son biais, de Félix Guattari qui fut mon analyste durant trois ans. Je devins ainsi un propagandiste de la schizo-analyse, fit connaissance de la clinique de La Borde et des cercles qui gravitaient autour du couple Deleuze-Guattari. Bon pour ma formation politique, mauvais pour ma psychanalyse… Ce qui ne m’empêcha pas, avec un certain succès, de devenir à mon tour analyste, durant une brève période, entre 1974 et 1976. Puis je jugeais que j’avais encore trop de problèmes personnels à régler pour m’installer comme analyste (quelle naïveté, dira-t-on, car les analystes ne sont pas à l’abri des difficultés). Et puis, je me tournais vers d’autres aventures, attiré par l’orientalisme, la magie et ainsi de suite, non pour y chercher des recettes (la culture philosophique protège de ce genre de crédulité) mais pour y trouver d’autres voies de perfectionnement de soi. D’où une thèse de doctorat d’Etat, où je crus avoir dépassé la pensée occidentale, laquelle culminait pour moi avec Marx, Nietzsche et Freud, pour une approche « intuitive » du monde. Malgré cette dérive, je m’appuyais sur Spinoza, que j’ai commencé à lire en classe terminale du lycée et n’ai jamais cessé de lire depuis, concernant les trois genres de connaissances (imagination, raison, intuition).

En 1984, persuadé par l’expérience, que quelque chose clochait dans mes relations familiales, je repris une analyse, avec une élève de Maria Torok et de Françoise Dolto. Cette fois, ce fut une vraie analyse, avec quelqu’un qui me respectait, qui n’était pas imbue de telle ou telle doctrine (même pas celles de ses « formatrices »), et qui cherchait avec moi. Nous sommes devenus des amis, avec la distance qui s’impose. A partir de 1991, j’ai commencé à m’interroger sur les racines du « lien social », ce qui m’a conduit à repenser les divers modes de l’altérité, dans une approche qu’on pourrait dire mixte : philosophie, anthropologie sociale, sociologie, psychanalyse. Pour moi cela n’a rien de « mixte ». Je pense depuis longtemps, et m’efforce à présent de montrer, qu’il existe une science de l’homme (qu’on l’appelle sociologie, psychologie ou anthropologie sociale m’importe peu), et tant qu’elle n’aura pas trouvé un fondement commun – comme y sont parvenus la physique et la chimie, et en partie la biologie – nous en serons réduits à beaucoup de spéculations et peu de théories. Cette réflexion m’a ensuite conduit à relire le complexe d’Œdipe à partir de l’œuvre de Sophocle afin de réintroduire une problématique transgénérationnelle que Freud avait quelque peu négligée, ce qui amène à d’autres questions sur les manifestations psychiques primaires : angoisse, narcissisme, masochisme, refoulement, etc.

Depuis l’an 2000, je fréquente continuellement des psychanalystes, sans me soucier de leur appartenance d’école, excepté lorsqu’ils se révèlent être des fanatiques de telle ou telle école, dans diverses situations : groupes de travail, rencontres amicales, direction d’un colloque. J’ai adhéré un moment aux AEGP, suite aux soi-disant « Etats Généraux » lancés en juillet 2000 par René Major, jusqu’à ce que je me rende compte du côté manipulateur des promoteurs de cette prétendue ouverture de la psychanalyse. J’ai aussi approché, prudemment, d’autres institutions psychanalytiques, qui me semblent fort malades : il faut toujours faire une génuflexion à Freud et Untel (Lacan, Bion, Torok, etc.) ; autant on donne des leçons aux philosophes, médecins, sociologues, etc., autant on regimbe à accepter celles de ces philosophes, etc. ; la doctrine paraît être enfermée dans un sarcophage plombé (même si on discute de tel ou tel détail) ; on lance l’anathème – à juste titre le plus souvent – sur les neurosciences, la neuropharmacologie, les autres psychothérapies ou bien on noue des alliances douteuses (avec les représentants les plus médiocres des neurosciences par exemple).

C’est donc – hors toute institution –  que j’échange continuellement avec un cercle d’amis psychanalystes, notamment par le biais d’un séminaire mensuel (privé et fermé) sur l’Ethique de Spinoza, commencé en mai 2004, où après une quinzaine de séances consacrées à faire connaissance avec Spinoza, nous nous lançons dans des comparaisons Spinoza/Freud à propos de : su et insu, imagination et fantaisies, persévérance dans l’être et pulsion de mort, etc. Ce séminaire, où nous sommes une douzaine, compte un architecte, un physicien, une mathématicienne, une sociologue, un philosophe (moi, l’animateur), une dentiste, un ingénieur et cinq psychanalystes. Nous n’avons aucun objectif, aucune publication en vue, aucune bonne parole à diffuser, excepté, collectivement, « d’augmenter notre puissance d’agir » dans nos domaines respectifs.

Depuis l’an 2000, j’ai entrepris d’écrire un « Traité des passions », dans lequel, à nouveau, j’essaie de nourrir les unes par les autres des approches philosophiques, sociologiques et psychanalytiques.

Paris, le 20 juin 2006

Michel Juffé est philosophe.