Eric Favereau | Liberation | 17-09-2005
La parution du «Livre noir de la psychanalyse» est le dernier épisode d’un long conflit opposant violemment les analystes à des tenants de la psychothérapie.
Péremptoire : «Moi, j’applique à la lettre le principe de l’historien Vidal-Naquet. On ne discute pas avec des gens qui veulent vous tuer. On parle d’eux, sans eux. Pas de débat», s’enflamme Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse.
Agacé : «Ce débat ne m’intéresse pas. C’est vieux, aigri, cela ne rend pas intelligent. Revenir sur comment Anna Freud, la fille de Freud, a caviardé les propos de son père… Tout le monde le sait, cela m’emmerde», poursuit Laurent Levaguérese, qui dirige le site OEdipe, portail de la psychanalyse.
Lointain : «Attendez, je n’ai pas le temps», murmure de sa voix de vieux sage René Major, grande figure du milieu. «Tout cela est médiocre.» Certes… Mais depuis la sortie, le 1er septembre, du Livre noir de la psychanalyse, c’est tout feu tout flamme.
«Une rare violence». Et la guerre est repartie de plus belle entre les fils de Freud et les tenants de pratiques psychothérapeutiques, dites comportementalistes ou cognitives.
«Cet ouvrage est ignoble», tempête Elisabeth Roudinesco dans une note de lecture pour le site OEdipe. «Les freudiens sont mis en accusation. Sont brocardés avec une rare violence tous les représentants du mouvement psychanalytique depuis ses origines. Les chiffres sont faux, les affirmations inexactes, les interprétations parfois délirantes. Les références bibliographiques sont tronquées et l’index est un tissu d’erreurs. La France et les pays latino-américains sont traités de pays arriérés, comme si la psychanalyse y avait trouvé refuge pour des raisons obscures alors même qu’elle aurait été bannie de tous les pays civilisés.»
L’heure est donc grave, comme l’écrivait encore le psychanalyste Daniel Sibony dans Libération cette semaine. D’autant que cet affrontement est devenu particulièrement violent depuis trois ans, avec l’épopée de ce que l’on a appelé l’amendement Accoyer. Résumé des épisodes précédents…
Automne 2003, un député UMP, médecin de formation, s’étonne que n’importe qui puisse mettre une plaque sur le bas de son immeuble pour se déclarer psychothérapeute. Il veut «bien faire». Il dépose un amendement pour réglementer le titre de psychothérapeute (Libération du 25 octobre 2003). Dans sa première version, le bon docteur Accoyer inclut dans cette réglementation les psychanalystes. Fureur d’une grande partie de ces derniers, qui rappellent que Freud et ses descendants se sont toujours construits en marge de l’Etat et des pouvoirs publics. Et que leurs disciplines et pratiques s’autoréglementent autour d’écoles. Après moult réunions et assemblées générales, mais aussi grandes envolées lyriques contre la mainmise des experts et des évaluateurs, un texte anodin est finalement adopté par le Parlement qui exclut les psychanalystes du champ de cette réglementation (1).
«C’est une honte». Fermez le ban ? Pas tout à fait… A l’occasion d’Etats généraux de la psychanalyse, en février dernier à l’initiative de Jacques-Alain Miller, gendre et éditeur de Jacques Lacan , le ministre de la Santé de l’époque, Philippe Douste-Blazy, annonce devant un parterre ravi qu’un rapport de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), qui entendait comparer l’efficacité des différentes psychothérapies, serait retiré du site du ministère. Ce rapport, qui avait été rendu public un an auparavant, concluait que les fameuses thérapies comportementales et cognitives (TCC) avaient une efficacité incomparable par rapport aux chemins mystérieux d’une cure analytique. «C’est une honte. On n’a jamais vu un cas de censure scientifique, opéré par un ministre de la République», ont aussitôt protesté les auteurs dudit rapport, appuyés par la direction de l’Inserm et par les tenants des TCC.
Une telle polémique ne pouvait qu’attirer l’attention d’un éditeur. Eté 2004, dans un restaurant parisien, Catherine Meyer, ancienne éditrice chez Odile Jacob, déjeune avec Laurent Beccaria qui a fondé les éditions des Arènes. Le titre est déjà choisi : le Livre noir de la psychanalyse. «Il n’y a pas que Freud dans la psychanalyse, nous raconte aujourd’hui Catherine Meyer. Lors de ce repas, on évoque l’hégémonie de la psychanalyse. Une spécificité française, ou plutôt une exception française. Et c’est cela qui nous a intéressés : faire une brèche.» Elle poursuit : «Le projet a mûri. On s’est dit que l’on allait faire une remise à plat. En lisant les ouvrages de Mikkel Borch Jacobsen, historien de la psychanalyse, j’ai découvert les incroyables mensonges et escroqueries de Freud.» Peu à peu s’est dessiné un ouvrage collectif, regroupant un grand nombre d’interventions de personnes mettant en cause Freud et la plupart de ses descendants. Avec beaucoup de notes et de citations.
Menaces de procès. La violence et la confusion des attaques sont telles que le milieu analytique traditionnel est, au départ, désarçonné. Les hebdos s’en emparent, font leur une, le premier tirage de 10 000 est épuisé. On s’injurie, on se menace de procès. Aujourd’hui, plus de 20 000 exemplaires ont été vendus. De méchantes rumeurs circulent, affirmant que les rares auteurs présentables de l’ouvrage auraient été piégés. Ce qui est inexact.
«Plutôt qu’un livre noir, j’aurais préféré que l’on parle plutôt des pages sombres de l’histoire de la psychanalyse», tempère Philippe Pignarre, un des auteurs, d’ordinaire spécialisé dans la dénonciation des pratiques de l’industrie pharmaceutique. Non sans raison, il souligne combien le milieu analytique a tardé à «revisiter» des questions importantes, telles l’homosexualité ou la culpabilisation des mères, un temps jugées responsables de l’autisme de leurs enfants. Il dénonce aussi un regard trop fermé des psys sur la toxicomanie, ces derniers ne se souciant guère qu’à l’heure du sida il y ait urgence à éviter d’abord que les toxicomanes ne deviennent séropositifs. De là à affirmer que les fils de Freud sont responsables de la mort de milliers de toxicomanes… Sauf, évidemment, à vouloir faire du bruit.
(1) Les décrets n’ont toujours pas été publiés par le ministère.