Guy Duplat | La Libre | 05-05-2006

Sigmund Freud est né un 6 mai, il y a juste 150 ans, à Pribor en République tchèque.
Sa dernière patiente encore en vie témoigne.
Géant du vingtième siècle, il a bouleversé notre vision de l’homme et ne cesse de créer la polémique.

Evocation
Le 6 mai 1856, il y a juste 150 ans, naissait à Pribor, aujourd’hui dans le nord-est de la république tchèque mais à l’époque en Moravie, territoire de l’ex-empire austro-hongrois, Sigmund Freud, fils d’un marchand de textile juif, Jacob Freud. Il n’habita que trois ans à Pribor avant que sa famille déménage à Vienne où il passera quasi toute sa vie. Il ne quittera Vienne, menacé par les nazis, qu’en 1938 pour s’exiler à Londres où il vécut la dernière année de sa vie et mourut d’un cancer à la gorge le 23 septembre 1939 (la faute à ses cigares), dans sa belle maison des hauteurs d’Hampstead, à Londres. Après sa mort, c’est sa fille Anna, psychanalyste comme son père, qui occupa les lieux jusqu’à sa mort en 1982. C’est là, dans ce musée Freud, qu’on peut aujourd’hui le mieux revivre l’atmosphère du cabinet du père de la psychanalyse, avec son célébrissime divan, ses collections de centaines de statuettes venues de toutes les civilisations et les photos de sa famille.

La dernière patiente

Aujourd’hui, la Tchéquie aussi fête cet anniversaire et compense ainsi des décennies de combat communiste et nazi contre un homme dont les thèses apparaissaient comme hérétiques. Même en Autriche, Freud a eu longtemps une odeur de soufre. D’abord parce qu’il était juif et que l’antisémitisme était virulent à cette époque à Vienne, mais aussi parce ses théories sur la sexualité enfantine, à l’origine des névroses des adultes, ont brisé les tabous d’un monde à la morale victorienne, d’une société conformiste et bourgeoise qui a eu peur mais fut aussi fascinée. Le jeune docteur établi à 30 ans comme praticien, fut d’abord rejeté par ses pairs et par la société viennoise de l’époque. En 1890, il publie «L’interprétation des rêves» dans lequel il fonde sa théorie psychanalytique qu’il prolonge dans les années 20 avec sa théorie du «ça», du «moi» et du «surmoi».

Vienne a attendu jusqu’en 1971 pour lui ouvrir un musée, dans l’appartement de la Berggasse où il a tenu cabinet pendant 30 ans. Dans les universités autrichiennes, la psychanalyse n’est toujours pas au programme obligatoire des études de psychologie. Et à Vienne, aucune rue ne porte son nom. Dans la capitale autrichienne, la commémoration de la naissance de Freud reste modeste comparée aux fastes du 250 éme anniversaire de la naissance de Mozart. Au Freud Museum, à peine indiqué à la Berggasse et lieu décevant car on n’y trouve plus aucun des meubles ayant appartenu à Freud, une expo est consacrée au «divan de Freud», le symbole de la psychanalyse. Elle retrace l’histoire de ce meuble et son rôle au sein de la psychanalyse; une variété de divans y sont montrés, dont un créé par le célèbre architecte Art nouveau, Otto Wagner. Mais le divan original de Freud, qui se trouve à Londres, n’est pas exposé. Des oeuvres d’art sur le divan de Andy Warhol et Max Ernst sont montrées.

La dernière patiente en vie de Freud, selon une enquête du journal allemand «Die Zeit» reprise par l’AFP, a accepté de sortir de l’anonymat. Margarethe Walter, sculpteur de 88 ans, estime que Freud lui a sauvé la vie en l’incitant à se détacher de son père autoritaire. «Il a été le seul qui m’ait véritablement écouté. Il est la clé de ma vie. Il a ouvert une porte en moi que personne n’avait voulu ouvrir. J’ai totalement savouré ce qu’il m’a transmis. Et cette source de nourriture de mon âme ne s’est jamais tarie en 70 ans. Il m’a sauvé la vie». A 18 ans, en 1936, Margarethe avait été envoyée par son médecin généraliste au cabinet de Freud parce qu’elle souffrait d’une «maladie de l’âme». «J’étais seule, trop couvée, enfermée et certainement pas aimée». Quand elle consulte Freud, elle rencontre «un très vieil homme», «mais plein de force». «Il m’a regardée droit dans les yeux, il m’a cernée et incitée à me détacher de mon père en demandant notamment à celui-ci, qui m’accompagnait, de quitter la pièce. Pour devenir adulte, a ajouté Freud, il faut entretenir ses désirs, nourrir la contradiction, se poser la question du «pourquoi» et ne pas tout accepter en restant muet.»

Comme Copernic

En France et en Belgique, la psychanalyse a connu rapidement un formidable essor, même si ces derniers mois, elle semble à nouveau déranger comme en a témoigné «Le livre noir de la psychanalyse» qui a catalysé les rancoeurs. Une attaque excessive, sans nuances, et qui promeut des théories issues des neurosciences comme les TCC (les thérapies cognitivo-comportementales). Mais les psychanalystes ont réagi pour rejeter ces critiques. Apparemment, 150 ans après sa naissance, Freud gêne encore. Pourtant son apport à la pensée humaine et à la thérapie fut fondamental et indéniable: la découverte de l’inconscient, de la sexualité infantile à l’origine des névroses, le rôle du transfert en thérapie ou la remise en cause fondamentale du «surplomb» du thérapeute qui ne peut plus éviter de s’interroger sur son rôle.

Copernic a montré que la terre n’était pas au centre du cosmos, Darwin a démontré que l’homme n’était qu’un chaînon de l’évolution, Einstein a relativisé le temps et l’espace, Heisenberg et Planck ont introduit le hasard et l’incertitude au coeur de la physique. Freud, à son tour, a dépossédé un peu plus l’homme «conscient» de sa toute puissance et de sa centralité en montrant qu’il est régi aussi par un inconscient qui surgit dans les rêves et les lapsus, et par une histoire primitive et sexuée.

Le psychanalyste Jean Laplanche, éditeur des oeuvres complètes de Freud, nous disait: «Freud tel un conquistador découvrant l’Amérique, a découvert l’inconscient, même s’il ne l’a jamais conquis. Il a découvert une méthode pour y accéder, avec le divan, la libre association, le transfert. Et il a découvert que cet inconscient était sexuel, ce qui est souvent oublié aujourd’hui. Freud avait énoncé l’idée de base: c’est le refoulement de la pulsion sexuelle infantile qui crée l’inconscient.»