Définir la femme comme « ce sexe auquel manque le morceau prisé par-dessus tout » ou présenter le « tournant vers le père » comme « le grand progrès de la civilisation » n’est certes pas innocent.

Brandir ces prises de position comme nous livrant le dernier mot de Freud est néanmoins injustifié car c’est prendre pour argent comptant des réactions isolées dans le texte, lancées comme des défis et occultant la vaste opération de renversement qui inaugure la recherche freudienne. Opération qui va entraîner un remaniement décisif de la représentation de la femme.
On oublie trop souvent que, dans les textes psychanalytiques qui précèdent l’avènement de la psychanalyse, régnait une vision inspirée de Platon et traversant aussi bien le Moyen-Age que le siècle dit des Lumières, celle d’une femme identifiée à son ventre, à son territoire viscéral. Le vocable « hystérie » dérive en effet du terme grec désignant l’utérus, lieu féminin que Platon assimilait à un « animal » enfermé dans le corps et remontant jusqu’à la gorge. Dans le décodage médiéval, l’animal sera assimilé au diabolique, amené à être vidangé, ou brûlé, la thérapeutique appliquée visant en quelque sorte à une éviscération du féminin. Les médecins des Lumières n’imputeront plus au Diable l’origine des maux, mais incrimineront une matrice pleine de « semences pourries » et préconiseront une « purge de matrice ». Charcot centrera d’ailleurs la tâche thérapeutique sur un domptage de la matrice.

 

Changement de paysage avec les Études sur l’hystérie, l’un des premiers textes de Freud. Il est vrai que la contrée viscérale féminine n’occupe plus le centre de la scène, puisqu’à sa place on fait advenir un lieu éventuellement vide – et il y a certes à objecter contre la vision freudienne de la « contrée génitale » féminine -, mais Freud émet une protestation passionnée contre la théorie psychiatrique régnante, qui fait de l’hystérie un stigmate de « dégénérescence » ; allant à l’encontre de ce préjugé, il va surtout valoriser l’aptitude féminine à l’exercice des fonctions intellectuelles et gestionnaires. Ne tarissant pas d’éloges sur cette « femme remarquable » que fut l’une de ses patientes, Madame Emmy, Freud fait preuve d’un engagement qu’on pourrait qualifier de crypto-féministe, militant pour le partage avec les femmes des fonctions de pouvoir. Assez curieusement, par rapport à l’image classique qui enferme Freud dans l’insistance excessive sur la sexualité, ce n’est peut-être pas sur ce point qu’il tient les propos les plus avant-gardistes concernant les femmes ; il néglige en quelque sorte leur ventre, ce ventre suspecté de renfermer des maléfices, pour sauver leur tête. Certains héritiers reviendront à une position plus réactionnaire, demandant aux femmes d’être exclusivement féminines : leur désir d’affirmation intellectuelle ne serait-il pas le signe d’un refus de la castration ? Or Freud insiste essentiellement sur la « bisexualité » de tout être et va même jusqu’à dire que l’« interdit de penser » alors imposé aux femmes est un facteur d’anesthésie sexuelle.
La question du féminin va d’ailleurs revêtir une portée initiatique dans les premières hypothèses théoriques freudiennes, originairement basées sur l’attention portée aux réactions féminines. En attribuant d’abord le mal psychique à l’« effraction » perpétrée par un « corps étranger » traumatique, Freud fait de la réaction féminine de « résistance » à la pénétration par l’autre le prototype de toute forme de défense psychique. Après avoir vu dans l’évacuation-catharsis le modèle de l’agir thérapeutique – parler reviendrait alors à vidanger les expériences traumatisantes -, il va s’appuyer sur le parallélisme qu’il construit entre espace féminin interne et espace psychique – l’un et l’autre caractérisés par une « fente » et un « espace creux » – pour proposer un autre visage de l’opération thérapeutique : non plus évacuer, ce qui reviendrait à refouler, mais « admettre » à l’intérieur de soi, laisser entrer en soi un élément initialement appréhendé comme étranger.

 

S’ensuit une théorisation de l’espace et de la dynamique psychiques qui promeut le féminin au rang de modèle rendant intelligibles tant les opérations de fermeture, responsables du refoulement, que les processus centrés sur l’ouverture de soi et l’accueil éventuel de l’autre ; autant de métaphores qui structurent l’approche freudienne du jugement.

 

Une question s’impose toutefois : pourquoi Freud n’a-t-il pas utilisé ces métaphores pour rendre compte de la sexualité féminine, au lieu de centrer son analyse sur le modèle phallique, qui ne connaît que la loi présence-absence ? Des ethnologues tels que Maurice Godelier proposent un éclairage latéral en étudiant des sociétés où les attributs féminins ne sont reconnus dans leur importance que dans les derniers stades de l’initiation. Le repérage du féminin y serait donc, comme chez Freud, moins absent que dénié. Le même Freud nous a toutefois légué une méthode d’interprétation des textes qu’il n’est pas interdit d’appliquer aux textes théoriques eux-mêmes pour y déceler ce qui soutient les structures de surface et que les linguistes nomment « infratexte ». Les repères féminins seront donc à trouver, dans l’écriture de Freud, non dans les déclarations manifestes, mais dans le sous-sol du texte.

 

Paris, le 14 décembre 2005.