Léna Mauger s’entretient avec Elisabeth Roudinesco pour Le Nouvel Observateur (01-02-2007)

Le sociologue Franz Maciejewski a photographié la chambre numéro 11 de l’hôtel Schweizerhaus où ont séjourné Freud et Minna. Le cliché montre des lits très rapprochés l’un de l’autre, preuve supplémentaire, selon le chercheur, d’une relation très intime entre les compagnons de voyage… «Mais en quoi peut-on garantir que la disposition des meubles est la même qu’il y a un siècle?», s’interroge Elisabeth Roudinesco.

Le Nouvel Observateur. – La découverte d’une nouvelle archive prouve-t-elle une relation intime entre Freud et sa belle-soeur, Minna Bernays?

Elisabeth Roudinesco. – Le document révélé par le sociologue allemand Franz Maciejewski est une page d’un registre d’hôtel suisse, le Schweizerhaus, à Maloja. Le 13 août 1898, en face de la « chambre 11 », Freud a écrit : « Dr. Sigm. Freud et Mme, Vienne ». En voyage avec Minna, il aurait donc partagé cette nuit-là la chambre de sa belle-soeur en la faisant passer pour son épouse. Il faut replacer cette « preuve » dans son contexte. Minna, la soeur cadette de Martha, est venue vivre avec les Freud en 1896, à la mort de son fiancé. Ce cas de figure était très fréquent dans les familles nombreuses du xixe siècle, où une vieille fille s’occupait du foyer et des enfants.

« Tante Minna » était la seconde mère, elle est restée jusqu’à sa mort sous le toit de Sigmund et de sa soeur. Comme sa femme aimait peu les escapades, Freud avait l’habitude de voyager avec Minna. Ils avaient peu d’argent. Parfois, ils dormaient dans des chambres séparées. Parfois, ils prenaient la même chambre. Cela se faisait beaucoup et ne prouve pas leur idylle. L’archive ne dit pas tout ! Si l’historien ne peut dénier son importance, il n’est pas question de lui attribuer un pouvoir souverain.

N. O.– En déduire une liaison n’est donc qu’un délire d’interprétation?

E. Roudinesco. – Je ne nie pas qu’il y ait des ambiguïtés. Freud a longtemps été attiré par sa belle-soeur. Il n’avait plus de relations sexuelles avec Martha depuis la naissance d’Anna, et les deux femmes se ressemblaient physiquement. Minna était sa confidente, son «trésor», et leur complicité intellectuelle était énorme. Dans leur correspondance, ils expriment une véritable joie à voyager ensemble. Freud raconte toutes leurs péripéties à sa femme, et lui dit : «C’est dommage que tu ne sois pas là.» Pour lui plaire, Minna mettait ses plus belles robes. Mais selon moi, il n’y a pas d’érotisme dans ces lettres. Freud a toujours eu besoin de présence féminine. Dans son enfance, il était chéri par sa mère et par ses sœurs et il a reproduit l’univers de la maisonnée de son enfance dans sa vie familiale. Malgré tout, il écrit à Martha qu’il est gêné qu’on prenne Minna pour son épouse. Qu’il se sente coupable est évident. De quoi ? Ont-ils eu une liaison ? A-t-il écrit sur le registre « Mme Freud » pour avoir la paix ? Il y a un doute, c’est certain. Mais même si l’on trouvait des preuves irréfutables de relations sexuelles avec sa belle-soeur, déduire de sa vie privée l’invalidité de ses théories est une thèse absolument irrecevable. C’est une méprise historiographique destinée à discréditer la psychanalyse.

N. O.– C’est le retour d’une légende noirede Freud?

E. Roudinesco. – La rumeur de la bigamie de Freud ne date pas d’aujourd’hui. Dès 1957, Jung a manifesté son embarras à un journaliste, John Billinsky, déclarant avoir appris de la bouche même de Minna que «Sg» était amoureux d’elle. Les bruits qui circulaient à Vienne se sont amplifiés au fil du temps. De la légende rose de Freud, celle d’un génie sans aspérité, on est passé à la légende noire, qui fait de lui un charlatan, un dissimulateur, un obsédé sexuel avide d’argent et de pouvoir, et de la psychanalyse une fausse science.

Depuis les années 1980, Peter Swales extrapole dans le sens du pire au point d’inventer une grossesse et un avortement de Minna. Selon lui, le monde freudien est un univers occulte dont il faut déjouer les complots. Et il somme tous les chercheurs de réécrire l’histoire de la psychanalyse en fonction de la nouvelle vulgate. Il a même envoyé des laxatifsà une historienne allemande ! Dans le contexte anti-freudien actuel, chaque nouvelle découverte devient donc l’enjeu d’une campagne de presse. Pour ma part, je ne plaide ni coupable ni non coupable. J’attends d’examiner davantage cette archive. Mais ce que je conteste, ce sont les positions puritaines qui clament : Bill Clinton n’est plus capable d’être président s’il a fauté dans la chambre ovale ! Cet impérialisme de la légende noire – comme celui de la légende rose d’ailleurs – est inacceptable.

(*) Voir « le Nouvel Obs » n° 2201 du 11 janvier 2007.

« Pourquoi tant de haine ? Anatomie du Livre noir de la psychanalyse », par Elisabeth Roudinesco, Navarin, 2005.