(paru dans  Liberation le  09 mars 2006)

Réponses aux ministres du gouvernement Villepin sur la manipulation des neurosciences.

Et de trois ! Il y eut d’abord Xavier Bertrand, ministre de la Santé, s’employant à installer le néocomportementalisme parmi les «quatre catégories» des psychothérapies «validées scientifiquement» (sic).

Il y eut ensuite Nicolas Sarkozy, dont on nous apprend qu’il s’inspire d’un rapport du député UMP Jacques-Alain Bénisti et d’un autre de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) pour préparer le dépistage des enfants dès l’âge de la crèche afin de repérer très précocement les futurs délinquants. Et voilà que Gilles de Robien annonce (Libération du 28 février) que les «neurosciences» permettent de «savoir désormais» que la méthode syllabique d’apprentissage de la lecture est la «plus efficace», puisque les approches alternatives «contredisent directement les structures de fonctionnement du cerveau» et que les «signaux chimiques et électriques» (sic) du cerveau permettent désormais de «trancher» cette question. Dans les trois cas, la logique est la même. Il s’agit de présenter des choix politiques singuliers comme découlant nécessairement d’une vérité scientifique dont l’évidence s’imposerait absolument.

Ce néoscientisme gouvernemental est inquiétant parce qu’il instrumentalise la science au profit de thèses qui sont autant de choix politiques a priori qui ne résultent en rien de données scientifiques qui sont produites comme des justifications a posteriori.Reprenons les trois manifestations récentes de cette même logique.

Commençons par Robien. Celui-ci a décidé de pourfendre et d’interdire la méthode dite globale d’apprentissage de la lecture à un moment où ­ on l’a assez dit ­ elle n’est plus en usage. Il a choisi de prôner le syllabisme, considérant sans doute qu’il y avait là un moyen simple de frapper l’opinion en flattant un apparent bon sens. La réalité, c’est que l’apprentissage de la lecture suppose nécessairement l’analyse et la synthèse, la décomposition et la reconstruction, la perception globale et signe à signe, etc. Mais Robien n’entre pas dans ces débats. Il veut asséner un signe politique, celui du B.A.BA, dans lequel il pense que chacun se reconnaîtra.

Ce qui est hautement contestable, c’est que Robien se croit obligé de justifier ce signe politique par un substrat scientifique qu’il érige quasiment en science d’Etat. Ainsi, notre ministre déclare tout de go : «On sait désormais que non seulement la méthode à départ syllabique est la plus efficace, mais l’on sait pourquoi. Plus aucune fausse science ne pourra révoquer l’expérience.» On a envie d’ajouter : «Fermez le ban !» Le ministre a parlé. Il y a la fausse science et la vraie. Robien serait bien en peine de nous expliquer comment les «signaux chimiques et électriques» du cerveau justifient absolument la méthode syllabique. Il n’y a d’ailleurs dans son texte aucune démonstration ni aucune considération pour les objections qu’on peut opposer aux utilisations fallacieuses des neurosciences. Il n’y a que des affirmations. C’est donc une bien piètre dissertation. Elle se termine en apothéose. Robien nous annonce en effet que les neurosciences vont prochainement nous expliquer «comment naissent nos pensées». Dédions-lui, en guise de réponse, cette remarque de la philosophe Clotilde Leguil-Badal : «Si l’inconscient de Freud, celui de Lacan, permet justement de penser une sortie au déterminisme ­ une sortie du sujet là où il était l’objet d’un destin ignoré ­, le cerveau des neuroscientistes, quand il prétend s’identifier au psychisme, condamne quant à lui le sujet à un déterminisme définitif.» L’article de Robien en témoigne : dans la nouvelle doxa gouvernementale, le déterminisme règne sur les apprentissages, les perceptions, les comportements et les pensées.

Cela se retrouve dans l’usage qui est fait du rapport de l’Inserm sur le trouble des conduites chez l’enfant. Imaginer que l’on va dépister dès l’âge de 1, de 2 ou de 3 ans tout ce qui, chez un enfant, «prédétermine» la délinquance future est terrifiant. Que la médecine, la psychiatrie, la psychologie, puissent être sollicitées à tous les âges de la vie, et cela dès le premier jour, c’est une évidence. Ce qui, en revanche, est inacceptable, c’est la visée prédictive qui sous-tend la démarche. Laissons parler les pédiatres, pédopsychiatres et professeurs d’université qui ont lancé un véritable cri d’alarme : «Avec une telle approche déterministe et suivant un implacable principe de linéarité, le moindre geste, les premières bêtises d’enfant, risquent d’être interprétés comme l’expression d’une personnalité pathologique qu’il conviendrait de neutraliser au plus vite […]. A partir de 6 ans, l’administration de médicaments psychostimulants et thymorégulateurs devrait permettre de venir à bout des plus récalcitrants.» Considérer que l’on peut dès le plus jeune âge «détecter» le délinquant en puissance, c’est méconnaître le rôle des parents, des enseignants, des éducateurs, de la société… dans les années qui suivent. Rien, absolument rien, n’est en la matière totalement déterminé. Heureusement ! Le fichage des enfants et les théories prédictives témoignent d’un pessimisme désespérant.

La troisième manifestation du néoscientisme gouvernemental nous est fournie par Xavier Bertrand, qui s’emploie à écrire un décret sur le titre de psychothérapeute à partir du désormais célèbre amendement Accoyer, dont l’ultime mouture, contradictoire dans ses termes, rend l’exercice quasiment impossible.

Contrairement aux apparences, l’enjeu de l’avant-projet de décret qui a été rendu public n’est pas la définition des conditions d’accès à une profession. La phase principale du texte est celle qui annonce que le «professionnel souhaitant user du titre de psychothérapeute» devra «acquérir une connaissance des quatre approches de psychothérapie validées scientifiquement (analytique, systémique, cognitivo-comportementaliste, intégrative)». La liste des quatre «approches» ainsi énumérées est tout un programme. Il y a d’abord l’analyse, qu’il faut sans doute comprendre comme étant la psychanalyse qui, rappelons-le, ne s’est jamais définie comme une science. Et ensuite, sur le même plan que la (psych)analyse, à peine séparée d’elle par l’approche «systémique», apparaît ­ on l’attendait, on la voyait venir, c’est pour elle que tout cela a été écrit ­ l’approche «cognitivo-comportementaliste». Ce nouvel avatar du behaviourisme que constitue le néocomportementalisme ­ et les thérapies cognitivo-comportementales (les «TCC») ­ se trouverait ainsi «scientifiquement validé» par la grâce du décret dont nous connaissons l’avant-projet. Dans ce système, c’est donc l’Etat qui effectue les «validations scientifiques» et, comme l’a aussitôt dit Roland Gori : «On veut instaurer une psychothérapie d’Etat.»

Tout cela est, au total, très cohérent. Les précédents ne manquent pas qui montrent combien on doit s’inquiéter chaque fois qu’un pouvoir instrumentalise la science au service de l’idée qu’il se fait de l’ordre culturel et social.

Jean-Pierre Sueur est sénateur (PS) du Loiret et ancien ministre.