René Magritte a conçu deux tableaux en forme de rébus : « La trahison des images » et « La clef des songes ». J’ai proposé de lire le premier comme le récit crypté du traumatisme majeur qui a marqué l’enfance du peintre : la disparition brutale et nocturne de sa mère, quand il avait quatorze ans, suivie de la découverte de son corps, vêtu de sa seule chemise de nuit, plusieurs semaines plus tard, dans le « lit » de la rivière où elle s’était jetée[1]. Je propose ici de lire ce second rébus pictural comme la mise en récit, elle aussi cryptée, d’un autre drame familial majeur : la décision prise par le peintre et sa femme d’un avortement, au motif qu’il n’était pas possible à leur couple, qui vivait très modestement, d’élever un enfant tout en permettant à Magritte de continuer à se consacrer à la peinture.
« La clef des songes » se présente comme un ensemble de quatre « cases », chacune contenant l’image d’un objet et un mot. Ce sont – de gauche à droite et de haut en bas – un sac à main de dame, un canif entrouvert, une feuille d’arbre et une éponge marine. Les mots qui accompagnent ces quatre images sont respectivement « Le ciel », « L’oiseau », « La table » et « L’éponge ». Alors que dans le tableau intitulé « La trahison des images », les mots sont écrits avec une majuscule (« l’Acacia », « la Lune », « la Neige », « le Plafond », « l’Orage » et « le Désert »), ils sont ici écrits avec une minuscule, tandis que l’article qui les précède est en majuscule. Si on retient l’idée que « La trahison des images nous raconte une histoire arrivée à un personnage majeur de l’histoire de René Magritte, le choix des minuscules pourrait ici évoquer le fait que nous avons affaire à un personnage « mineur », c’est-à-dire à un enfant.
Reprenons la succession : « Le sac à main » évoque le sexe féminin, tandis que le mot « Le ciel » peut évoquer les « faiseurs d’ange » qui officiaient au moment où les avortements étaient interdits. Le canif entrouvert évoque bien entendu l’outil contondant utilisé pour pratiquer l’avortement, introduit là où l’avait précédé le sexe masculin, parfois comparé à un oiseau. La troisième case contient les mots « La table » – est-ce celle de l’intervention abortive ? – associée au dessin d’une feuille d’arbre. Est-ce l’arbre des générations qu’il faut lire ici entre les lignes, définitivement interrompu par la décision de l’avortement ? Enfin la dernière image représente une éponge… accompagnée du mot « éponge » ! Je dois à Pierre Sterckx d’avoir compris la signification de cette éponge, par l’analyse qu’il a faite d’un autre tableau, « Le message de la terre », de 1926. On y voit une éponge qui touche un morceau de toile – celle qu’on cloue sur les châssis pour en faire les supports de tableaux -, lui-même relié à des câbles téléphoniques. Pour Pierre Sterckx, l’éponge désigne le cerveau du peintre, qui communique avec la toile d’une façon qui organise des messages pour la terre entière.
Si nous retenons l’équivalence visuelle de l’éponge désignant un cerveau, il ne peut s’agir que de celui de Magritte dont le nom est écrit à côté. La case finale de « La clef des songes » se lit alors comme l’enjeu de l’avortement mis en scène dans les trois cases précédentes : le cerveau de Magritte qu’il s’agit de sauver, c’est-à-dire sa capacité de création. Nous rejoignons ici exactement la raison que nous connaissons à la décision de cet avortement : permettre à Magritte de continuer ses recherches picturales.


[1] Voir le billet de blog intitulé : « La trahison des images » : un tableau rébus de Magritte.