La façon dont les agences de notation dégradent la note des pays déclarés en mauvaise gestion m’évoque irrésistiblement les étapes par lesquelles passe une personnalité blessée, depuis la forme mineure de honte qui n’implique qu’une perte de l’estime de soi jusqu’à l’enfer de l’exclusion, en passant par le purgatoire de la culpabilité.
Rappelons d’abord ce qui se passe à l’échelle individuelle. La forme mineure de honte associée à la perte de l’estime de soi est ce qu’on appelle couramment la pudeur.  Elle est  l’angoisse d’être vu nu, et du coup, potentiellement menacé par toute forme d’agression vis-à-vis de laquelle on se retrouverait sans défense. Mais c’est une angoisse qui fonctionne comme un signal d’alarme, une invitation à réagir.
La culpabilité présente un degré de plus. Elle fait craindre de perdre à la fois l’estime de soi et l’affection de ses proches. Mais celui qui se sent coupable est assuré de pouvoir faire réparation, de purger sa faute et d’être réintégré dans la communauté. On lui « fait crédit ». Ce n’est qu’une affaire de temps. Il existe un mode d’emploi, et si la personne convaincue de culpabilité l’applique, elle est certaine de retrouver sa place pleine et entière dans la communauté. Il ne lui sera pas tenu grief de ses fautes pourvu qu’elle se soit amendée.
Enfin, la honte menace les trois repères complémentaires sur lesquels l’identité de chacun est bâtie. Elle fait craindre de perdre à la fois l’estime de soi, l’affection de ses proches (c’est-à-dire la possibilité d’aimer et d’être aimé) et l’insertion dans sa communauté. A l’extrême, c’est la crainte d’être exclu de l’humanité. A la différence de la culpabilité, elle ne s’accompagne d’aucun mode d’emploi, et c’est ce qui al fait redouter par-dessus tout.
Essayons maintenant de comprendre la logique des agences de notation à la lumière de cette distinction. La perte possible de ses trois « A » par une nation obéit exactement à la même gradation.
 D’abord, avec la perte de son premier « A », le pays qui voulait se présenter publiquement vêtu de ses plus beaux atours pour séduire les prêteurs est soudain vu nu. Il n’est plus protégé contre ce que les économistes appellent « la réaction des marchés », qui n’est autre que leur pouvoir prédateur. La hausse des taux d’intérêt complique leur vie. Mais cette perte du premier A veut fonctionner d’abord comme un avertissement. C’est d’abord une invitation à réagir, à s’en relever. Après tout, les Etats-Unis sont dans cette situation. Cette perte affecte donc l’estime de soi des pays qui en sont frappés, mais ils sont invités à en tirer les leçons et à se relever au plus vite.
 La perte de deux « A » est bien plus tragique. Elle n’affecte plus seulement l’estime de soi du pays concerné, mais ses erreurs sont publiquement pointées : fraude fiscale généralisée, population « fainéante », etc . Il ne s’agit pas seulement d’estime de soi, mais de culpabilité. Il existe toutefois un mode d’emploi, celui qui est proposé par le FMI. Mais la peine peut être vécue comme trop pénible, voire injuste.
Enfin, la perte des trois « A » signifierait l’exclusion du groupe des nations crédibles, le rejet sans appel, bref la honte.
Mais l’étude des êtres humains nous apprend que les réactions à ces émotions ne se font pas toujours du côté escompté. Il existe des aménagements structurants à la culpabilité et à la honte, comme le désir de se racheter, voire l’ambition. Mais il en existe aussi des aménagements catastrophiques : la résignation qui fait envisager la descente aux enfers comme inéductable, et aussi l’indignation et la violence. Car celui qui se sent stigmatisé peut se retourner contre celui qui est accusé de vouloir lui faire honte, pour contester son pouvoir, ou même lui imposer sa propre honte jusqu’à l’agression… à moins qu’il ne la retourne contre une minorité accusée d’être la cause de sa propre exclusion. A trop manipuler les chiffres, on finit par oublier les personnes. Les nations sont constituées d’individus qui peuvent être tentés de réagir en se repliant sur leur petit monde s’ils se sentent exclus de la communauté plus vaste dans laquelle ils aspiraient pourtant à être intégrés, mais aussi par une violence dirigée contre une communauté jugée plus faible encore.